La veille technologique et l'intelligence économique

Ces pieges, bien qu'ils soient connus de tous, n'en demeurent pas moins redoutables. Ils s'appellent :

• la surinformation qui noie dans un bruit de fond l'essentiel et qui est le symptome d'une fuite devant la decision responsable ;
• la specialisation technique qui enferme les esprits et cloisonne les activites, ce qui empeche tout dialogue et vision d'ensemble ;
• la montee de l'incertitude et de l'instabilite dans l'environnement decisionnel, evolution qui effraie les dirigeants et, irresistiblement, les encouragent a la gestion de l'acquis plutot qu'au risque fructueux de l'innovation.

Les premieres demarches de veille dans l'entreprise ont en effet repondu a ce besoin d'assistance ressenti par les dirigeants et ont, par la, systematise ce que j'appelle < l'attitude du visionnaire >, en aidant tous les acteurs d'une entreprise a acquerir une disponibilite necessaire pour innover, et en faisant en sorte que cette innovation soit en symbiose avec les aspirations les plus profondes de la societe.

Cette genese de la veille et de l'intelligence economique est conforme a mon experience personnelle. J'ai conscience qu'elle se distingue partiellement d'autres sources specifiques a partir desquelles les cellules de veille ont grandi dans les organigrammes des societes, et que Daniel Rouach s'est attache a developper plus longuement dans ce livre. En effet, on peut schematiquement retracer deux genealogies de la cellule de veille.

Tout d'abord, le developpement des cellules de veille peut etre aborde par le biais des progres de la bibliometrie, c'est-a-dire des methodes matricielles de classement des informations fournies par les bases de donnees. Dans cette optique l'intelligence economique repose sur des techniques d'exploitation des brevets, qui permettent a l'entreprise d'essayer de determiner les secteurs d'ou viendront les innovations majeures de son metier. C'est une vision industrialiste de la veille, qui confere au progres technologique un caractere pregnant. La Recherche fondamentale est le moteur du developpement et les aspirations du corps social n'opposent aucune resistance, ni aucune dynamique propre

Une autre source de l'intelligence economique peut etre retrouvee si l'on se tourne vers les nouvelles formes de concurrence. La concurrence oblige les entreprises a toujours inventer de nouveaux outils generateurs d'avantages competitifs. Ainsi apres avoir developpe les techniques de marketing qui visent a ameliorer la fiabilite du produit et a rendre plus agressifs les services commerciaux, apres avoir utilise le levier des techniques de motivation pour agir sur-. l'enthousiasme du salarie, les entreprises les plus performantes n?hesitent plus aujourd'hui a s'attaquer frontalement a leurs concurrents, soit en pratiquant l'etalonnage competitif ce que les Anglo-Saxons appellent le benchmarking, soit en s'engageant dans une guerre strategique qui consiste a rendre caduques les perspectives de developpement mises au point par la concurrence. Toutes ces attitudes frontales reposent sur un espionnage pacifique de la concurrence et font appel a une gestion precise et rigoureuse des signaux emis par les entreprises dans leur environnement. Les cellules de veille deviennent des services de renseignement et de censure dont la mise en alerte est d'autant plus vitale que le developpement rapide des technologies de l'information risque de devoiler, jusqu'a mettre a nu, les choix strategiques des entreprises imprudentes.

Ces deux facettes de l'intelligence economique sont a mes yeux insuffisantes. Parce qu'elles reposent uniquement sur une methodologie rationnelle et formalisee, la veille technologique et la veille concurrentielle stricto sensu evacuent par definition tout un champ, l'ordre social, culturel et moral, que seule une approche plus fine de l'information permet de penetrer, celle qui est a Voeuvre dans la veille societale.

La veille societale est en effet primordiale car notre futur, qu'il soit aussi bien politique qu'economique, peut etre lu et anticipe a l'aune des signaux faibles emis par

le corps social. Percevoir ces signaux faibles n'est pas simplement une question de technique, et s'appuyer uniquement sur des classifications bibliometriques pourrait se reveler a terme impropre en la matiere. Certes, la structuration rationnelle de l'information permet de rendre plus coherente et globale la vision des dirigeants, et leur donne ainsi les moyens de dialoguer avec l'expert. Mais, en aucune facon, elle est capable de faire miroiter les marches emergents.

Le travail de veille societale est donc d'un autre ordre que celui qui prevaut dans la veille technologique et concurrentielle. Il consiste a transformer des intuitions ressenties au gre des conversations, au long de toute une experience accumulee, a la suite de lectures choisies, en une idee strategique argumentee. L'essentiel du travail reside dans cette conversion entre un mode intuitif propre a la veille societale et un mode argumente propre a la decision strategique qui engage le devenir de toute une organisation. Ces arguments forment tout un dossier de sensibilisation a partir duquel les decideurs se determineront.

Ce faisant, le veilleur suit a son niveau l'enseignement du < visionnaire >,- comme lui, mais dans un ordre different, il se laisse impressionner par l'air du temps ; comme lui, mais dans un registre specifique, il s'efforce de traduire une intuition de marche en une strategie commerciale susceptible de reveler aux dirigeants et plus largement a tous les membres de l'entreprise leur propre creativite.

Robert SALMON
ex- Vice-president de L'Oreal en charge de la Direction generale de la Prospective.