Résumé
Depuis le début de ses activités en 2005, le Grénoc a vu se présenter plusieurs occasions de reconnaissance et de légitimation, entre autres: en collaborant avec le Laboratoire international d'étude multidisciplinaire comparée des représentations du Nord de l'UQÀM; en faisant l'objet, à deux reprises, d'une chronique sur la sortie de Littoral dans la section «La revue des revues» du magazine Lettres québécoises; en prenant part à divers colloques; en étant cité dans le mémoire de Jean-François Létourneau sur la poésie amérindienne récente (Université de Sherbrooke, 2010). Or, dans nos lectures des derniers mois, nous sommes tombés sur un ouvrage qui, aurait-on pu croire, aurait été écrit pour nous: La littérature régionale aux confins de l'histoire et de la géographie paru en 1993. La lecture de cet ouvrage de René Dionne, alors professeur et chercheur au Département de français de l'Université d'Ottawa, vient en quelque sorte jeter un nouvel éclairage sur l'entreprise même du Grénoc: il vient justifier la nécessité et la pertinence des études littéraires régionales. A posteriori, puisque le texte de Dionne paraît en 1993 et que le Grénoc prend forme en 2005, on peut presque y lire l'histoire même des travaux du Grénoc tout en y retraçant le raisonnement qui a suscité ses principales réflexions et alimenté ses pistes de recherche.Ainsi, l'acte de fondation d'une littérature régionale revient à la reconnaître et à la nommer: c'est ce à quoi se sont adonnés les membres fondateurs du Grénoc. L'objet de recherche? La littérature nord-côtière (et non pas nordique ou régionale ou de la Côte-Nord) avec son corpus distinct et original. Selon les dires de Dionne, c'est ainsi qu'une littérature originale prend forme: «[...] une littérature régionale proclame son émancipation en adoptant un nom spécifique qui affirme le caractère distinct du groupe qu'elle exprime et un certain degré d'indépendance par rapport à la littérature mère et aux littératures soeurs [...].» Par la suite, pour prendre, par le texte, cette région réelle et physique, le Grénoc décide de considérer l'angle des cultures qui ont modelé la Côte-Nord et le Nouveau-Québec, donnant ainsi raison à Dionne lorsqu'il dit que «la reconnaissance du fait régional, à la fois humain et particulier, ne se fait pas d'emblée. La région, donnée physique, "en-soi" sartrien, a besoin de l'homme pour exister; elle a également besoin de lui pour se définir». C'est pourquoi furent incluses dans l'approche de recherche du Grénoc les cultures autochtones, anglophones et francophones, chacune d'entre elles se déclinant en différents groupes et communautés occupant le territoire à l'étude.C'est alors que les membres et collaborateurs ont pu se pencher sur des textes d'auteurs de tous ordres, de différentes statures, des plus reconnus nationalement, au plus caché, que l'on vient de découvrir, localement. Par ailleurs, peu importe leur envergure, et même leur maîtrise de l'écriture: c'est d'abord et avant tout le fait de rendre compte de la réalité, de la vie, de la vision, de l'imagerie proprement nord-côtières qui les rend dignes d'intérêt pour le groupe de recherche. Et parfois, comme on le retrouvera régulièrement dans le corpus nord-côtier, à cause de l'excentricité du territoire, les regards les plus originaux et les plus authentiques viendront de ceux qui n'ont pas grandi sur la Côte-Nord. Tel est le cas d'Henry de Puyjalon dont sont publiés dans le présent numéro deux textes inspirés de la faune nord-côtière. Cet aristocrate français d'un autre temps et d'un autre monde a tout de même su, après s'être établi sur la Côte et s'en être imprégné, laisser parler sa plume, au service d'un nouveau monde. Et, selon ce qu'avance Dionne, les auteurs s'inspirant d'une région peuvent éviter l'écueil du régionalisme, ce qui aura été, croit-on, la force de Puyjalon, devenu nord-côtier: «L'écrivain qui ne fonde pas son oeuvre sur la recherche du seul monde qu'il puisse connaître en profondeur, le sien en son temps et en son milieu de vie, ne peut atteindre l'universel humain. Le même sort guette l'auteur qui n'est pas profondément, personnellement et collectivement, de sa région ou de son pays.» Mais nul besoin non plus d'y avoir vécu pour rendre compte de la spécificité de la vie de la Côte-Nord: Wajdi Mouawad en fait la preuve, selon Julie Gagné qui a lu pour nous la pièce Temps, qui se déroule à Fermont. L'universel et le tragique sont ici au rendez-vous, tout comme le sont ses textes qui ont pour cadre le Proche-Orient. Un autre auteur d'ailleurs, qui a attiré l'attention de Marie-Ève Vaillancourt dans le présent numéro, c'est Henri Vernes, l'auteur de la série de Bob Morane, qui a situé au Labrador, trois fois plutôt qu'une, les aventures de son héros. C'est ainsi que, comme nous le pensions, René Dionne pourrait encore affirmer que les «oeuvres qui ont la région pour sujet ou pour cadre, quel que soit le lieu de naissance ou de résidence de leur auteur» peuvent devenir des textes phares d'un corpus: il donne l'exemple de Maria Chapdelaine, dont son auteur Louis Hémon est français, qui est devenu l'un des titres clés de la littérature québécoise. Ainsi pourrait-on en dire d'Henri Vernes, par exemple, qui a donné avec son Diable du Labrador, et pour sa série, et pour le corpus nord-côtier, un texte singulier, emblématique d'une certaine nordicité. Cette double appartenance au corpus régional et au corpus national pourrait aussi s'appliquer à l'Abbé Jean-Baptiste-Antoine Ferland, intellectuel du milieu du XIXe siècle à qui l'on doit un cours d'histoire du Canada, mais aussi des textes inspirés de sa venue sur la Côte-Nord. Pour la Côte-Nord, étudier de tels textes «aide à prendre conscience de [son] identité et de [ses] réalisations», «fortifie la fierté et encourage le développement culturel.» Qui plus est, relire les textes de Ferland comme le fait Pierre Rouxel dans son article du numéro 9 contribue, en partie, «à présenter une image plus complète, plus complexe et plus riche de l'ensemble du corpus et de la collectivité qui le crée», soit le corpus québécois, l'histoire du Québec et sa culture. Nous présentons d'autres textes d'auteurs ayant, à l'instar de Ferland, ce statut de visiteurs: c'est le cas de Bernard Sévigny, médecin itinérant qui parcoure la Côte depuis plusieurs années, d'un groupe d'étudiants du Cégep Vanier venus, dans le cadre d'un cours, découvrir la Côte en plein hiver et des réalisateurs du documentaire Québékoisie, qui relatent leur passage tout à fait inspirant à travers la région. Par ailleurs, un autre rapport tout aussi original et important peut se tisser entre un auteur et la région nord-côtière: «les auteurs originaires des régions, une fois devenus métropolitains pour diverses raisons, s'abreuvent encore aux sources régionales qui ont marqué leurs premières années de vie.» C'est, apprend-on dans une entrevue de Madeleine Ross, justement le cas du prolifique romancier Camille Bouchard. La littérature autochtone - composante essentielle de la littérature nord-côtière - est elle aussi une littérature traitant à la fois des réalités singulières et régionales, mais rejoint l'universel : le cas de Rita Mestokosho, dont rend compte, de Suède, Françoise Sule, est éloquent à ce propos puisqu'elle est de plus en plus reconnue à l'extérieur de nos frontières. Mais l'important - et c'est ce à quoi contribuent entre notamment autres auteurs qui font l'objet d'articles dans ce numéro 9, Michel Noël et Joséphine Bacon -, c'est que cette littérature autochtone «joue un rôle actif qui peut être déterminant», entre autres, précise Dionne, chez «des groupes minoritaires ou régionaux dont le pouvoir est limité». En vous attardant à l'article de Steve Dubreuil, vous comprendrez que cela est tout aussi vrai: les traces d'écriture anglophone que le Grénoc est toujours fier de découvrir et de faire connaître sont aussi les jalons d'une présence marquante dans l'histoire de la Côte-Nord, car, nous rappelle Dionne une fois de plus, «une littérature régionale ne se caractérise pas, dans la plupart des cas, par l'utilisation d'une langue particulière», mais par la rencontre des cultures et des langues qui les portent. Remarquons d'ailleurs qu'en tenant compte de cette précision, le fossé qui semble exister entre les «deux solitudes» - voire les trois, en considérant, bien entendu, les autochtones -, dans l'histoire et la littérature québécoises, n'a pas vraiment d'équivalent en littérature nord-côtière: Autochtones, Francophones et Anglophones ont joué des rôles différents, à des moments différents de l'occupation de ce «pays dans le pays», mais l'ont bâti en grande partie ensemble: c'est ce que confirment les textes auxquels on s'intéresse depuis dix ans. D'ailleurs, que ce soient, à l'est, les Chroniques d'un Blanc chez les Innus de Stéfan Marchand, ou, à l'ouest, des écrits originaux du groupe littéraire L'Ardoise des Escoumins, tous ces textes rendent compte de l'occupation de l'immense territoire qu'est la Côte et des diverses visions du monde qui en émergent. Inspirés par le territoire qu'ils habitent, ces écrivains qu'on peut lire dans Littoral ont pu venir au monde. À l'instar de Dionne, on peut peut-être même dire qu'en région plus qu'en métropole, «on tient compte de tous les écrivains»: ainsi, Simon Proulx, d'abord et avant tout éducateur physique, est devenu en quelque sorte un auteur reconnu grâce au Grénoc qui vient de publier sa Traversée nordique, et qui commente dans le présent numéro un autre de ses cahiers d'expédition, inédit et non édité.Oui, une région a tout à gagner à regarder de plus près ses textes. Les lecteurs de Littoral peuvent et pourront se rendre compte «qu'une certaine richesse littéraire, à tout le moins une certaine vie littéraire, parfois un mouvement, est propre à leur région». Ils n'ont qu'à se tourner vers Baie-Comeau, son camp littéraire et cette école du haïku qui s'y est mise en place: les textes de Francine Chicoine et de Danielle Delorme en font d'ailleurs foi dans nos pages. Mais assurément et heureusement, tous les Nord-Côtiers pourront, à cet examen plus attentif que leur proposent le Grénoc et Littoral, voir «cet ensemble littéraire comme un bien propre, s'emplo[yer] à le reconnaitre et à le développer en l'identifiant. Leur lecture se fait unifiante de ces oeuvres. Une littérature régionale émerge: elle fera partie de l'ensemble des littératures régionales qui composent la littérature nationale du Québec». Cette littérature s'est fait attendre... elle n'attendait qu'à être lue. C'est là la mission qu'a tenté de mettre sur pied René Dionne dans son ouvrage, et celle que tente de remplir le Grénoc encore une fois dans le numéro que vous tenez entre les mains. Puisse sa lecture vous mener vers des coins de la Côte-Nord que vous n'auriez jamais imaginés.