Résumé
Après avoir célébré ses 15 ans l'année dernière, Littoral vous présente son 16e numéro dans un nouvel élan marqué par le foisonnement. Foisonnement des sujets relatés, des époques mises en scène, des styles, des tons. Cette revue, publiée annuellement, est le fruit du travail du GRÉNOC ou Groupe de recherche sur l'écriture nord-côtière, qui s'appuie sur de nombreux collaborateurs et collaboratrices d'ici et d'ailleurs. Mission du GRÉNOC, relayée par sa publication: rendre compte des écrits d'hier et d'aujourd'hui qui ont pour sujet la Côte-Nord du Québec, laquelle s'étire de Tadoussac à Blanc Sablon et couvre l'immense péninsule labradorienne. Région encore largement méconnue et mystérieuse même si, et cela est une sorte de paradoxe, elle est la première où les Européens abordèrent en Amérique du Nord. Le Littoral que vous tenez entre vos mains est donc un numéro composite, jetant des regards croisés sur la Côte-Nord des textes. Composite certes, mais avec des liens, des recoupements, des associations qui en font la richesse.Cette seizième édition s'attaque, si l'on peut user tout pacifiquement de ce terme, à deux personnages immenses qui ont marqué l'histoire et l'imaginaire occidental : Samuel de Champlain, le marin, l'explorateur, le diplomate, le politique, surnommé Père de la Nouvelle-France pour s'être acharné à implanter une colonie française en Amérique du Nord, qui a décrit la Côte-Nord comme un scripteur méthodique et efficace. Et Jean-Jacques Audubon, l'un des plus grands naturalistes et peintres animaliers, qui, émigré aux États-Unis et devenu John James Audubon, se rendra célèbre à travers le monde avec ses Oiseaux d'Amérique - Birds of America -, comprenant 435 planches d'espèces aviaires d'Amérique du Nord, dont 28 dessinées sur la Basse- Côte-Nord du golfe du Saint-Laurent.DEUX PERSONNAGES PLUS GRANDS QUE NATURE«Après 15 ans d'existence, écrit le chercheur Pierre Rouxel, cofondateur de la revue, il était temps que Littoral accordât enfin une place aux récits de voyage de Champlain dont l'oeuvre écrite est la seconde, après celle de Jacques Cartier, à s'intéresser au littoral nord-côtier.» Le chercheur s'y plonge dans un texte d'une grande rigueur mais qui se lit un peu comme un roman. Il s'intéresse notamment à l'arrivée de Champlain à Tadoussac en 1603, Tadoussac qui avait au moins autant d'importance que Québec à l'époque, et à sa rencontre avec les Autochtones et leur grand sagamo, Anadabijou, dans ce qu'on a appelé la Grande Tabagie.Saut dans le temps et dans l'espace. 230 années après l'arrivée de Champlain à Tadoussac, John James Audubon, lui, aborde le rivage de Natashquan - en juin 1833 - d'où il longera la côte vers l'est jusqu'à Brador, tout près de Blanc-Sablon. Il peindra 28 espèces d'oiseaux dans son voyage nord-côtier, dont une jusqu'alors inconnue qu'il nomme le bruant de Lincoln. À Natashquan, il dessinera une sterne arctique en train de piquer vers la mer, planche dont Littoral a fait sa page couverture. Les sternes sont, encore aujourd'hui, appelées «istorlets» - mot d'origine acadienne - par les gens de la Minganie, souvent d'origine acadienne. Oui, le fameux istorlet du chef-d'oeuvre chanté de Gilles Vigneault, célèbre fils de Natashquan. Profond comme au large de l'île/ Doux comme une aile d'istorlet/ Loin comme l'Angleterre/ Je t'aimerai Je t'aimerai.Littoral se réjouit d'offrir à ses lecteurs et lectrices l'histoire du périple d'Audubon en terre nord-côtière relatée par le naturaliste ethnologue Pierre-Olivier Combelles. Ce chercheur, né en France et vivant au Pérou, est le premier à avoir traduit en français une large portion des écrits d'Audubon, notamment son Journal du Labrador et ses Biographies ornithologiques. Précisons que la Basse-Côte-Nord du Québec a fait partie du Labrador jusqu'en 1927.DES REGARDS CROISÉS, DES LIENS, DES RECOUPEMENTSÀ tout seigneur, tout honneur. Le haïku, cette forme de poésie très concise dont la Côte-Nord a fait une spécialité, occupe une place importante dans ce numéro 16. Le haïku et son proche parent, le haïga. Pas moins de sept textes s'y intéressent sous différents aspects, signés par Francine Chicoine, Sylvain Briens, Hélène Bouchard, Gérard Pourcel, Claude Rodrigue, Monique Lévesque et Diane Lespérance. «La nordicité a sans doute joué un rôle dans cet engouement pour le haïku. Car la poésie a besoin d'air, il lui faut de l'espace, de la lumière et du silence», écrit Francine Chicoine, instigatrice du Camp haïku de Baie-Comeau et de l'École nationale de haïku. «Face à la démesure, peut-être avons-nous davantage tendance à appréhender le minuscule, à notre portée, que le majuscule, insaisissable.»Ce numéro de Littoral vous étonnera par son évocation de l'univers plus scientifique de Jacques Rousseau (1905-1970), botaniste et ethnologue québécois de renommée internationale, qui s'est intéressé à la botanique nordique. Le doctorant en anthropologie Émile Duchesne nous raconte comment il a découvert, un peu par hasard, un inédit de Jacques Rousseau au bureau de Sept-Îles de Bibliothèque et Archives nationales du Québec.C'est le même Jacques Rousseau qui a inspiré en partie le beau texte de Pascal Chevrette, Les géants des dunes de Tadoussac. L'auteur jette un regard sur le fleuve géant à travers un double prisme: poésie et science. La littérature, prétend-il, donne du souffle à la science, et la science alimente la possibilité de la poésie.Soulignons deux essais à propos d'autrices innues. D'abord, celui d'Élizabeth Caron, penchée sur l'oeuvre de Marie-Andrée Gill. Celle-ci bat en brèche les stéréotypes à propos des identités autochtones, et plus particulièrement celles accolées aux femmes des Premières Nations. Ensuite, celui de Claude Rodrigue, à propos du poème Sous un feu de rocher de Rita Mestokosho, dont il rend compte de la richesse symbolique.Vous lirez aussi le récit d'une rencontre mémorable, dans les années 1980, entre le cinéaste et auteur Pierre Perrault et le septilien Roland Duguay, ancien de Radio-Québec, bien connu sur la Côte-Nord. Ceci, à l'occasion de la réédition chez Lux du chef-d'oeuvre de Pierre Perrault, Toutes Isles.DES INCURSIONS DANS L'HISTOIREDans un texte passionnant, le chercheur Donald Bherer nous entraîne dans l'histoire de la Côte-Nord du XIXe siècle par le biais des cartes géographiques confectionnées à l'époque. Il nous décrit l'évolution des frontières sous le régime colonial britannique, tout particulièrement dans le nord-est du Québec et sur la côte du Labrador. Il nous apprend par ailleurs l'acuité des compétences cartographiques des Autochtones qui furent, écrit-il «les informateurs à la source de nombre de cartes établies par les explorateurs européens.»Le présent numéro fait aussi découvrir des histoires de village, vues avec les yeux de l'intérieur. Des bribes d'histoire de Natashquan vous sont ainsi présentées dans des extraits des Journaux de bord de Bernard Landry. Ce dernier a donné la parole à plus de 200 personnes qui, sur une période allant de 1980 à 2020, nous confient leur Natashquan. Vous en apprendrez également sur la genèse de la municipalité des Bergeronnes, située en Haute-Côte-Nord, dans un texte cosigné par Pierre Rambaud et Pierre-Julien Guay. Des Bergeronnes il est aussi question dans une fiction signée Rodolphe Gagnon. Et vous serez touchés par l'expérience vécue par le photographe Serge Jauvin auprès d'Hélène et William-Mathieu Mark, deux Innus d'Unamen Shipu/La Romaine, dans un texte intitulé Aitnanipan/La fin d'une époque.Autres incursions dans l'histoire, cette fois par la lorgnette des écrits religieux. «Dans le corpus des écritures nord-côtières, écrit Pierre Rouxel, la production écrite des religieux est impressionnante et pour ainsi dire continue, du début du XVIIe siècle jusqu'à notre époque.» Il y eut d'abord les écrits des Jésuites, puis ceux des Oblats, enfin ceux des Eudistes. Dans le présent numéro, l'universitaire Paul Charest relate à travers les récits des Oblats, le mode de vie des Innus orchestré autour de la chasse. Et un texte du père Charles Decq raconte avec force détails un voyage en cométique - traîneau à chiens - de Havre-Saint-Pierre à Baie-Johan-Beetz, récit publié dans la revue des Eudistes en 1928. Attachez vos tuques!L'HISTOIRE À PART ÉGALERefaire l'histoire québécoise en déconstruisant son récit unique et renverser sa perspective pour y inclure les perspectives historiques des Premiers Peuples, voilà ce à quoi invite le professeur Jean-François Létourneau de l'Université de Sherbrooke, plaidant pour une Histoire à part égale. Histoire à part égale? À ses yeux, cela signifie d'abord pour les Québécois de se taire et d'écouter la parole autochtone, même quand elle est difficile à entendre.Pour y parvenir, il faudra se départir de nos schèmes d'analyse traditionnels, avance l'anthropologue Florence Parcoret. «Alors que l'approche occidentale moderne appréhende la réalité à partir d'une vision dichotomique et dualiste du monde - nature/ culture -, la pensée amérindienne se définit plutôt comme une pensée animiste du monde, qui envisage au contraire la multiplicité des points de vue et la variabilité des relations entre les humains et les non-humains.» L'écrivaine et universitaire Nathalène Armand ne dit pas autrement les choses quand elle soutient, s'appuyant sur des articles de spécialistes, que la notion de personne dans les mondes autochtones n'est pas la même que la notion occidentale moderne. Le terme ne désigne pas une catégorie limitée aux êtres humains, il inclut aussi des entités vivantes, telles que des animaux.Redonner sa place au mode de pensée autochtone et pérenniser l'innu-aimun et l'innu-aitun - la langue et la culture innues -, telle est la mission essentielle que s'est donné l'Institut Tshakapesh, une organisation à butnon lucratif qui a vu le jour en 1978 et qui se voue à la valorisation de la langue, de la culture et de la réussite scolaire dans les communautés innues. Cette structure, originale et novatrice, qui a pignon sur rue à Uashat, à côté de Sept-Îles, fait l'objet d'un essai de David Dufour-Laflamme, étudiant à la maîtrise, et de Laurie Guimond, professeure au Département de géographie de l'UQAM. Cet essai, prenant appui sur la collaboration de l'Institut Tshakapesh et le témoignage de femmes innues oeuvrant dans le milieu de l'éducation, décrit comment cette organisation travaille à l'autonomisation des communautés en regard de leur développement socioculturel.DES LIENS PRESQUE CHARNELS AVEC LA CÔTEUn florilège de textes très personnels décrivent des liens presque charnels avec le territoire nord-côtier, Frédérique Lévesque avec Tête-à-la-Baleine, Martin Gendron avec Sept-Îles, Meggie Gauthier avec ce qu'elle appelle les gences, la forêt et la mer qui composent sa Terre natale.Stéfan Marchand nous livre le poignant témoignage d'une rencontre avec l'écrivaine Myriam Caron, alors en fin de vie. Myriam Caron, originaire de Sept-Îles, a marqué la littérature nord-côtière d'une pierre blanche avec son talent, sa fougue et son attachement à la Côte. «Vous les vivants, dira-t-elle à son ami Stéfan, vous ne savez pas à quel point la vie est un privilège. (...) Je te jure Stéfan, le premier ami suicidé que je vois arriver au paradis, je le tue à coups de poêle en fonte!»La remise, pour la première fois, du Prix littéraire Myriam-Caron, a eu lieu dans le cadre des activités du dernier Salon du livre de la Côte-Nord, en avril 2021, dont Mélanie Devost, la directrice générale, dresse un bilan. C'est la poète Kristina Gauthier-Landry, originaire de Natashquan, qui en fut la récipiendaire, avec son livre Et arrivées au bout nous prendrons racine (La Peuplade). L'enseignante en littérature Gabrielle Lapierre en fait une recension originale dans un texte intitulé Une quête plurielle et féminine.UNE RÉHABILITATION DE LA CÔTE-NORDDepuis «la terre de Caïn» de Jacques Cartier pour la qualifier et la guère plus tendre description de Champlain, «terres déplaisantes, pleines de montagnes et de rochers», la Côte-Nord du Québec traîne une réputation de contrée inaccessible, aride et austère. «N'assiste-t-on pas peu à peu, écrit le chercheur Pierre Rouxel, à travers le temps et des écritures plus récentes, à une sorte de «renversement» du regard porté sur la Côte: ce qui lui a été si longtemps reproché serait probablement devenu ce qu'on met aujourd'hui en valeur (...) pour mieux célébrer sa singulière originalité et sa forte personnalité.»Dans un monde qui se réchauffe, le Nord, synonyme d'espace et de fraîcheur, se voit de plus en plus recherché. Dans un monde de vitesse et d'instantanéité, le Nord attire celles et ceux qui sont en quête de lenteur et de contemplation. Dans un monde d'humains devenus esclaves consentants des virtualités, le Nord incarne une présence au monde réel, à ses beautés palpables et frissonnantes.Les écritures du Nord ne sont pas étrangères à ce qui ressemble à une réhabilitation des univers nordiques et, plus spécifiquement en ce qui nous concerne, à une réhabilitation de la Côte-Nord. La revue Littoral s'honore de contribuer à ce mouvement.Monique DurandPour le comité directeur du Grénoc, Monique Durand, chercheure associée au Grénoc.