Résumé
Il est normal que ces innovations, avec les enjeux symboliques et sociaux qu'elles impliquent, aient largement monopolise l'attention. Il serait pourtant dommage de se limiter a cette approche. On raterait ainsi l'occasion d'une reflexion moins normative, moins politique, moins immediatement rentable dans les divers champs de bataille, interne et externe a la discipline, mais peut-etre plus profonde. Cette reflexion aurait en effet le merite d'empecher une derive scolastique du droit constitutionnel. Car Le risque existe de voir celui-ci perdre ce qui faisait son interet intellectuel, c'est-a-dire son triple enracinement dans la philosophie, l'histoire et le droit compare. Il est vrai que ce droit constitutionnel ne pratiquait pas l'art subtil, mais parfois un peu repetitif, du commentaire d'arret.
Il est heureux que cette corde ait ete ajoutee a son arc. Ce serait desastreux qu'elle fasse disparaitre les autres. Ce serait a l'evidence la perte d'une tradition intellectuelle deja ancienne qui a produit des oeuvres remarquables et fait honneur a la Science juridique francaise. Il est a craindre que l'exegese des pensees du Conseil constitutionnel interesse moins les publics etrangers.
Meme si l'on raisonne en termes de ressources disponibles pour Les divers exercices intellectuels que pratiquent les juristes (theses, articles, colloques, etc.), le brusque accroissement offert par l'emergence du contentieux constitutionnel ne doit pas conduire a trop vite abandonner les gisements anciens : on voit deja des commentateurs chevronnes prier fermement Le Conseil constitutionnel de prendre des initiatives nouvelles, de faire preuve d' " audace " (mot technique qui meriterait un commentaire) afin de nourrir leurs chroniques, renouveler leurs analyses, justifier de nouvelles editions. Si l'on se contentait de substituer un droit constitutionnel a l'autre, on parviendrait donc a un appauvrissement massif de la discipline. Mais leur simple juxtaposition est egalement problematique. Des lors il faut s'interroger : comment articuler le droit constitutionnel jurisprudentiel et le droit constitutionnel institutionnel ?
Et donc, plus fondamentalement, qu'est-ce que le droit constitutionnel ? Dans la mesure ou l'on ne pourra eviter de repondre a ces questions, il parait raisonnable de les poser.
La journee d'etudes organisee par l'Institut Michel-Filley le 26 mai 2000 ne pouvait evidemment avoir pour ambition de resoudre ces problemes. Mais elle a peut-etre montre quelques pistes. Elle a en tout cas illustre la diversite des phenomenes et des approches et le profit intellectuel que l'on peut trouver a Les confronter.
D'un point de vue historique d'abord, le Pr Francois Saint-Bonnet dresse un parallele entre l'univers juridique de l'Ancien Regime et celui que produit Le developpement de la justice constitutionnelle. A priori surprenante, et de nature a troubler la rumination de quelques vaches sacrees, cette comparaison a le merite de mettre en valeur le fait que le controle de constitutionnalite induit un nouveau mode d'enonciation de la regle, pluriel, negocie, integrant une sorte de droit de remontrance, aux antipodes de la loi transcendante, emanant d'une autorite solitaire et infaillible. 17 y a donc ici retour a une tradition anterieure au triomphe de la souverainete - etant entendu que la Revolution fut, bien plus que la Monarchie absolue, le vecteur de ce triomphe.
Sur d'autres bases, le Pr Eric Desmons montre egalement comment la modernite tant vantee retrouve sans le savoir quelques Figures d'un passe lointain. La rhetorique qui sert aujourd'hui a legitimer les " Sages " du Conseil constitutionnel ressuscite l'eloge des anciens juges qui s'autorisaient de Dieu et, plus probablement - comme le psychanalyste selon Lacan - d'eux-memes. On voit ainsi s'affirmer un profond renversement dans le fondement de la legitimite : c'est le retour, apres la longue parenthese rousseauiste, a une legitimation par le resultat (bon gouvernement, bonne jurisprudence) qui s'oppose a une legitimation par le droit subjectif du souverain - le peuple en dernier lieu - a faire acte de volonte.
Le Pr Denis Baranger montre d'autre part comment Le constitutionnalisme britannique absorbe et finalement elimine la notion de moralite constitutionnelle, mais non sans que celle-ci laisse derriere elle une sorte de manque, ou la justice constitutionnelle trouve une de ces sources. Elle ne le comble toutefois pas entierement. Le gouvernement des hommes ne se reduit pas a des questions de compatibilite entre les normes, et des regles juridiques, meme sanctionnees par un juge, ne remplacent pas une morale interiorisee sanctionnee par l'opinion publique - une responsabilite politique au sens large. Nul n'ignore qu'a l'epoque contemporaine le developpement des premieres ne compense pas le deperissement de la seconde.
M. Guillaume Glenard opere pour sa part, sur l'exemple privilegie de la Constitution de 1791, une sorte de reconduction de la norme a son origine, du principe juridique au coup politique, de la necessite supposee du concept a la contingence empirique de la formulation. Il n'en resulte pas, evidemment, que la norme ne puisse s'autonomiser et acquerir par voie d'interiorisation ou d'interpretation - les deux etant pieusement confondues ou cyniquement separees - une vertu propre. Elle peut susciter des principes et des comportements sans rapport avec les circonstances souvent peu flatteuses de sa naissance. Mais il est bon de faire intellectuellement Le chemin inverse. Bien des illusions -jusnaturalistes comme positivistes -peuvent s'en trouver dissipees.
Les vertus du comparatisme sont mises en lumiere par Les interventions des Professeurs Elisabeth Zoller et Philippe Lauvaux, qui illustrent les deux optiques concevables en la matiere. Il est en effet possible de comparer les objets entre eux de maniere a en degager des invariants. A condition bien sur d'entendre par la non des cadres intellectuels preexistants, opposables pour ainsi dire aux faits et ou l'on fait entrer de force la realite, mais au contraire comme des modeles heuristiques qui permettent d'approfondir la comprehension des phenomenes. R est egalement possible de comparer les systemes de maniere a manifester leur singularite, qui repose sur des structures intellectuelles irreductibles : seule une connaissance intime, extremement detaillee des systemes mis en relation peut permettre une telle comparaison, ce qui implique d'une part un grand investissement personnel du comparatiste, d'autre part et par consequent une comparaison limitee a un tres petit nombre de termes, et sans doute a deux. Ces demarches sont profondement differentes et pourtant elles convergent idealement. Car elles sont l'une et l'autre le produit d'une dialectique entre observation et concept, entre individualite et generalite.
L'analyse enfin que mene le P' Olivier Beaud du cas de Joseph Barthelemy illustre le theme general des vertus de la pensee en matiere constitutionnelle, mais a contrario. Il montre comment le fait de se contenter d'une doctrine sommaire, platement positive, debouche intellectuellement sur un empirisme sans relief et politiquement sur un opportunisme sans principes.
La lecture de contributions aussi variees pourrait laisser une impression de brillant desordre. Or le plus remarquable est sans doute qu'il n'en est pas ainsi. Elles donnent au contraire un vif sentiment de convergence. On y percoit la difficulte de faire entrer les phenomenes constitutionnels, surtout consideres sous l'angle historique, dans le cadre d'un positivisme normativiste strict. Non que celui-ci soit a proprement parler inadequat : il permet de decrire les realites etudiees, mais permet-il d'en rendre compte de maniere interessante ? Le positivisme est certes aux yeux des contemporains, et par defaut, la seul- theorie du droit admissible. Mais elle ne l'est qu'a la condition de defi- nir le droit comme le definit le positivisme, c'est-a-dire comme un ensemble de normes creees par le legislateur et interpretees par le juge. Le probleme est que le droit n'a pas toujours, historiquement, ete cela, D'ou il resulte que le positivisme, qui est aujourd'hui une evidence, fonctionne retrospectivement comme un soupcon : il porte la verite, enfin connue, dans les pratiques obscures des temps obscurs. On peut douter de la pertinence de cette vision des choses. Non qu'on envisage un retour a un quelconque droit naturel : pour etre, le droit naturel doit etre naif, et la na?vete ne se decrete pas. (On n'ironisera pas ici sur le monstre logico-philosophique que sont les droits de l'homme positivistes !) Mais plutot parce qu'une approche strictement positiviste est anachro- nique en histoire de la pensee. Reduite a elle-meme, cette objection serait, il est vrai, sans portee au niveau de la theorie du droit : on pourrait en effet poser une dichotomie entre un avant, ou n'existerait qu'une sorte de predroit, et un apres ou le concept serait constitue. Ou bien on pourrait considerer le positivisme normativiste comme un type ideal, inegalement realise selon les conjonctures historiques. Mais le detour par l'histoire a une portee bien plus grande, car il met en question la validite meme du reductionnisme positiviste. Celui-ci elimine des dimensions essentielles, psychologiques, sociales, politiques, du phenomene juridique. Ce faisant, il gagne en purete, c'est-a- dire en coherence et en extension. Mais dit-il encore quelque chose de son objet ? Parle- t-il encore du droit au sens usuel du terme ? Ou ne parle-t-il plus que de lui-meme ?
Il va de soi qu'on ne saurait ici donner meme une esquisse de reponse a d'aussi vastes questions. Mais les contributions qui suivent incitent, a partir du point d'observation privilegie qu'offre le droit constitutionnel, a les poser. La se trouve d'ailleurs sans doute la cause de leur convergence alors que leurs auteurs ne se sont pas concertes et n'avaient nulle intention d'illustrer une these preetablie.
Il serait egalement imprudent d'y voir l'expression d'une ideologie. Le phenomene nait plutot de la conjoncture intellectuelle particuliere evoquee au debut de ces lignes : lorsqu'on essaie de comprendre les realites juridiques au dela d'une simple exposition du droit positif, on rencontre inevitablement des problematiques structurees par quelques grandes alternatives. La richesse des analyses s'inscrit ainsi naturellement dans une problematique globale. Celle-ci, reciproquement, legitime les questions particulieres en montrant qu'elles s'enracinent dans quelques grandes interrogations touchant a la nature des phenomenes juridiques.
REPENSER LE DROIT CONSTITUTIONNEL
- Jean-Marie Denquin, Repenser le droit constitutionnel
- Francois Saint-Bonnet, Un droit constitutionnel avant le droit constitu tionnel ?
- Eric Desmons, Le normativisme est une scolastique (breves considerations sur l'avenement de la democratie speculaire presentee comme un progres)
- Jean-Marie Denquin, Approches philosophiques du droit constitutionnel
- Denis Baranger, La fin de la morale constitutionnelle (de la constitution " coutumiere " aux conventions de la constitution)
- Guillaume Glenard, Pour une analyse contextualiste du droit constitutionnel fl'exemple de la Constitution de 1791)
- Olivier Beaud, Joseph Barthelemy ou la fin de la doctrine constitutionnelle classique
- Philippe Lauvaux, Propositions methodologiques pour la classification des regimes
- Elisabeth Zoller, Ou'est-ce que faire du droit constitutionnel compare ?
Filipo Ranieri, Le droit civil francais et la culture juridique francaise dans la doctrine allemande d'aujourd'hui: un eloignement definitif ? Joel Moret-Bailly, La theorie pluraliste de Romano a l'epreuve des deontologies Norberto Bobbio, Sur le principe de legitimite Patrice Rolland, Faut-il desirer la paix ? J.-J. Rousseau et la paix perpetuelle Frederic Bluche, Le sacre du constituant. A propos d'une lettre de George Sand Hommage a Jacques Lafon (1941-1999), Jerusalem : la demarche du juriste
Notes de lecture
Bibliographie
L'auteur - Collectif d'auteurs
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Caractéristiques techniques
PAPIER | |
Éditeur(s) | PUF |
Auteur(s) | Collectif d'auteurs |
Parution | 03/01/2001 |
Nb. de pages | 204 |
Format | 15 x 21,7 |
Couverture | Broché |
Poids | 292g |
Intérieur | Noir et Blanc |
EAN13 | 9782130510802 |
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