Résumé
La réflexion tourne et retourne autour du couple décomposition/recomposition. L'oeil sur le passé, nous discernons ce que nous quittons ; devant, s'ébauche l'inconnu.<br /><br /> 2022-2023 : deux années qui ont confirmé le démontage d'un monde vacillant depuis le début du siècle. Une régulation minimale de la violence interétatique n'étant désormais plus assurée par la domination (le poids de la puissance) ni par le consensus (un vague respect du droit), la guerre d'Ukraine, l'effacement du Haut-Karabagh ou encore le conflit israélo-palestinien réaffirment le rôle de la force au service de la violence des intérêts. Dans un contexte de redistribution de la puissance, globale ou parcellaire, au profit de tous : Occident, États-Unis, Chine, Russie, Turquie, Iran, Égypte, Arabie Saoudite...<br /><br /> Cette dispersion de la puissance entre multiples pôles d'ancrage - la puissance se prouve par la faculté d'agir, ou de peser - invente les solidarités, multiplie les recompositions. L'année qui s'achève n'en fut pas chiche. L'« Occident » - le monde atlantique plus une partie du monde indopacifique - a été parmi les premiers à resserrer les rangs, sous diverses expressions institutionnelles (Organisation du traité de l'Atlantique nord, Union européenne...) ou politiques (défense des valeurs, coalition des démocraties...)<br /> Le soutien à l'Ukraine est ainsi projeté non comme un combat légitime pour une souveraineté garantie par la toute première règle du droit international - l'inviolabilité des frontières -, mais comme une lutte vitale, de survie, des « démocraties » contre l'autoritarisme et l'usage de la violence à l'international. La transformation par Israël d'un juste combat contre les responsables d'attaques terroristes en défense de la démocratie en général, mue qui permet de prolonger l'occultation du « problème » israélo-palestinien, relève d'une logique comparable. La défense des frontières et la lutte contre le terrorisme ne sont pourtant pas des valeurs « occidentales », privilèges des démocraties : la quasi-totalité des États du monde - en majorité fort peu démocrates - condamnent l'invasion russe elle-même ; et les actes cherchant à semer la terreur chez soi...<br /><br /> Cet Occident qui s'assimile à la démocratie, à une démocratie menacée de toutes parts, qui puise dans cette menace l'argument de son ressort, est bien en posture défensive. Cette dernière traduisant un reflux : la mondialisation, telle que promue au tournant du dernier siècle, est mise en cause dans son efficacité même ; le Covid-19 a exhibé l'égoïsme des « riches » occidentaux ; les opinions africaines contestent les derniers reliefs de la colonisation ; les plus puissantes armées du monde s'essoufflent et échouent à parer aux conflits ; dans nos pays mêmes, les institutions démocratiques semblent parfois incertaines de leur avenir... La parade consisterait-elle à se rétracter sur les « valeurs » ?<br /> ***<br /> Ce sont pourtant ces « valeurs », et leur application en multiples standards, qui unissent contre elles un « Sud global » dont on dénonce trop au nord la naissance pour qu'elle n'ait pas quelque réalité. À cet égard, l'année 2023 est symbolique de l'émergence de groupes de puissances « du Sud » refusant les règles et références d'un Occident qui n'a plus les moyens de maîtriser le monde : G20, Organisation de coopération de Shanghai, BRICS élargis, sommet des Nouvelles routes de la soie, Groupe des 77+Chine... Ces institutions - et leurs traductions dans le domaine financier, en particulier - sont multiples et en elles-mêmes hétérogènes. Elles expriment pourtant la prise de conscience d'un poids nouveau dans la richesse du monde, la volonté d'influer sur une gouvernance mondiale toujours organisée autour des puissances occidentales, la volonté de régler leurs problèmes en refusant tout alignement a priori et, si possible, tout parrainage des dominants traditionnels.<br /><br /> Le Sud global est évidemment et profondément divisé, en témoigne l'attelage baroque des BRICS+, mais il s'unit dans la contestation d'une prééminence occidentale dont l'usure signe un changement de fond de l'ordre du monde. Toutes divisées et dispersées qu'elles soient autour d'intérêts contradictoires, les nouvelles puissances du Sud pèseront plus demain par leur force économique et démographique, par leur place dans des chaînes d'approvisionnement impossibles à déconnecter, par leur influence dans les ordres régionaux... Les anciennes puissances, toujours puissantes mais moins régnantes, vont donc devoir inventer de nouveaux rapports avec ce Sud à la fois uni et contradictoire, et chacune de ses composantes. L'humilité n'est sans doute ici que le nouveau nom de la lucidité. La formation en tortue romaine autour de la conscience de nos vertus et de nos valeurs ne trahirait que l'ignorance d'un état du monde nouveau, auquel il est urgent de se confronter.<br />