Résumé
Depuis la publication de "Behavioral studies of obedience" en 1963, puis de "Obedience to Authority" en 1974, l'expérience menée par Stanley Milgram à Yale au début des années 1960 a suscité de nombreux et vifs débats. L'ouverture de ses archives par l'Université de Yale (Blass 2002), la réplication partielle de l'expérience (Burger 2009), les interviews d'anciens "cobayes" ou collaborateurs (Perry 2012), ainsi que le contexte plus général de la crise de la réplicabilité en psychologie expérimentale (Ritchie 2020) ont déclenché une relance de ces débats.
Sur la base de ces nouvelles données, plusieurs aspects des expériences de Milgram ont été réexaminés : leur protocole expérimental, qui ne correspond pas exactement au récit qu'en a fait Milgram (Gibson 2019) ; la décision de ne pas inclure dans l'interprétation les entretiens au cours desquels les sujets affirmaient ne pas avoir été dupés par le dispositif destiné à les tromper (Perry, Brannigan & alii 2018) ; les leçons à tirer des comportements observés (Burger, Girgis & Manning 2011 ; Reicher, Haslam & Smith 2012) ; l'utilité de ces résultats pour expliquer le comportement des auteurs ordinaires lors des génocides, et en particulier de la Shoah (Russell & Gregory 2015 ; Roth 2022) ; la légitimité morale du dispositif lui-même (Perry 2012). Par ailleurs, toutes ces recherches convergent vers la question de savoir si la crise de la reproductibilité affecte les expériences sur l'autorité et, si oui, dans quelle mesure. Comme le montre la prudence avec laquelle Stuart Ritchie (2020) traite le cas Milgram dans sa revue de la crise de la reproductibilité, cette question reste ouverte.
Il n'en demeure pas moins que les débats autour de l'un des travaux fondateurs et paradigmatiques de la psychologie sociale expérimentale finissent par remettre en cause la valeur même de cette discipline ou, du moins, la direction qu'elle devrait prendre. Augustine Brannigan va jusqu'à appeler à la "fin de la psychologie sociale expérimentale" (Brannigan, 2017, p. 141) à cet égard. Enfin, tant Milgram que les psychologues et philosophes qui se sont inscrits dans son sillage ont interprété l'étonnement que ses résultats ont suscité comme le symptôme de l'adhésion à une anthropologie erronée. Le programme de recherche situationniste visait donc à comprendre ce qu'est cette erreur, d'où elle vient et comment la rectifier (Ross & Nisbett 1991 ; Doris 2005 ; Sabini & Silver 2005 ; Roth 2022). La remise en cause ultérieure des résultats de Milgram remet donc également en question la valeur de ce programme philosophique.
Les expériences d'autorité reposaient sur des présupposés épistémologiques et ontologiques qui conditionnaient leur conception et leur interprétation, et qui ont jusqu'à présent rarement été mis en évidence et directement discutés. Par exemple, en désignant sa tâche comme une "expérience sur l'autorité", Milgram présupposait l'existence d'un concept d'autorité qui s'appliquerait à l'expérience en question, mais au sujet duquel il restait confus, car il était théoriquement éclectique, s'appuyant aussi bien sur Hannah Arendt que sur la cybernétique (Milgram 1974). Stephen Gibson (2019) a donc cherché un concept qui puisse décrire adéquatement ce qui se passait réellement lors de l'expérience et a suggéré que le concept foucaldien de pouvoir était plus adapté que le concept d'autorité.
Pour prendre un autre exemple, le but explicite de Milgram n'était pas seulement de reproduire en laboratoire un rapport de subordination ordinaire, mais de simuler la structure administrative et sociale qui a rendu possible la mise en œuvre de l'extermination des Juifs d'Europe (Milgram 1963 ; Milgram 1974 ; Blass 2002). Contre le préjugé selon lequel les événements historiques sont des singularités non répétables, il a ainsi présupposé la possibilité de résoudre expérimentalement certains des problèmes explicatifs qui taraudent les historiens.
Afin de contribuer de manière productive aux débats actuels sur la valeur des expériences de Milgram, et plus généralement de la psychologie sociale, il est nécessaire d'identifier les présupposés, les conséquences théoriques et les justifications de ces expériences : une tâche philosophique en soi, dans laquelle ce numéro thématique nous invite à nous engager.