Résumé
L'auteur - André Tubeuf
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Sommaire
Johannes Brahms
Aucune venue d'artiste, même Mozart, ne fut annoncée ainsi, avec des mots de Bible ou d'Iliade. " Celui-là est un élu ", " Il ouvre de nouveaux chemins ", " Sur son berceau les Grâces se sont penchées, et les héros aussi ", bref : " Celui qui devait venir ". Toute l'Europe lit le Zeitchrift für Muzik, où Robert Schumann, le plus grand musicien vivant, se refait comme le Précurseur pour le Messie qui vient. Demain, il va jeter son génie et son mal de vivre dans le Rhin et la démence. Il s'efface. Restent les nouveaux chemins. Son agenda porte simplement pour le 30 septembre 1853 : Herr Brahms, de Hambourg.
L'annoncé a vingt ans. Il est venu à pied, le bâton ferré à la main, offrir au maître une pleine besace de ses jeunes œuvres. Tout Jean allemand s'appelle Hans, mais lui est Johannes, comme l'évangéliste, et Schumann n'hésite pas à parler d'apôtre, de révélation. Jusqu'à Berlioz, français, donc sceptique, qui, de passage, lui trouve un " sérieux virginal ". Un autre Français est là, J. B. Laurens, qui fait à la demande de Schumann ce dessin qui nous montre un ange en effet, avec des cheveux de fille. Même la voix ne s'est pas décidée à muer. L'ange, au demeurant, est courtaud, bien accroché au sol par des pieds petits faits pour la marche, sa passion : découvrant l'Italie sur le tard, il se plaindra que le train le prive du paysage, qu'on ne pénètre bien qu'à pied. La main, courte aussi, est belle, puissante et caressante, pourtant formidablement adroite. Il joue son Weber en inversant main droite et main gauche, ses dix doigts lui suffisent pour une marche militaire de Schubert à quatre mains et Barnum lui a proposé une tournée américaine quand il avait dix ans. Quand, avec son ami violoniste Remenyi, il va à pied ou en charrette, jouant dans les auberges, même dextérité, mais mentale, si le piano est incorrigiblement bas : notre pianiste transpose d'un demi-ton, de tête.
La famille, l'enfance en disent plus que ce simple " de Hambourg " que notait Schumann. La mère, couturière en chambre – et adorée –, est âgée déjà, usée. Quand il apprendra sa mort, le fils s'enfermera avec sa seule possible consolation, Bach, dont il joue, de tête aussi, les Variations Goldberg. Et il ajoutera au monument de son Requiem allemand, en mémoire d'elle, le solo de soprano le plus pur et bouleversant qui soit. Peut-être cette bonne femme silencieuse lui a gâté toutes les autres. Le père, Johann Jakob, joue de tous les instruments inimaginables et finira par intégrer, au poste de contrebasse, promotion suprême, la très bourgeoise Philharmonie. Avant, c'est le bastringue de Hambourg qui l'a surtout entendu, avec son fiston qui l'accompagne dès ses huit ans pour un double cachet. On l'assied au piano ; quand il n'a pas à jouer, il lit ou bien sommeille un brin dans le giron des dames du lieu. Schönberg louera très fort chez Brahms la maîtrise de la variation évolutive. Forcément : un pianiste de bar doit tenir l'heure, et se répète, en variant comme il peut. Tout ne s'apprend pas dans les conservatoires, auxquels Brahms ne doit rien. Pur parvenu de la musique, et par la musique, et pas peu fier du D (comme Doktor) qu'il écrira devant son nom, il ne cessera de lui marquer sa gratitude, éditant Couperin, méditant Palestrina, jouant Scarlatti, acquérant le manuscrit de la 40e symphonie de Mozart et la totalité de la toute neuve Bach Ausgabe, jouant, parrainant, imposant Schubert retrouvé. Brahms est le premier musicien sans doute qui se sait et se veut né héritier, dépositaire et comptable d'un patrimoine. Et, à défaut d'école, il a eu ce qu'aucun musicien allemand n'a eu dans l'oreille et les narines : le vent salubre de la mer du Nord, ses marées, ses songes et ses sables ; et ces clairières d'où quelque chose sans cesse sourd, qui chante avec la voix millénaire du folklore et des Psaumes. Le seul Johannes Brahms au monde des musiciens fut cet enfant austère et tendrement blond, avec le sérieux têtu des humbles et cette infatigable endurance qui n'est qu'aux voyants, quand ils sont aussi des marcheurs.
Les mots trop louangeurs de Schumann pouvaient l'accabler. Brahms était d'autre trempe : même l'ombre dévorante de cet autre père, Beethoven, fatale à tant d'épigones allemands, il l'a regardée dans les yeux, osant à vingt ans une sonate plus vaste que la Hammerklavier, un concerto plus épique que l'Empereur. Hâte juvénile ? Défi ? Non, mais naturelle ampleur : dans le garçon aux cheveux de fille, les grands espaces sont innés. Ayant dit et montré, il va prendre le temps de décanter, densifier, resserrer. Pour le quatuor, il attendra ses trente ans et, pour la symphonie, ses quarante, et n'en écrira que respectivement trois et quatre ; et le Second Concerto pour piano suivra un plein quart de siècle plus tard, où il semble qu'on n'écoute plus que le violoncelle. Ce précoce se fera le développement lent. Il enfouissait le germe et attendait des années. Ainsi, l'impression va devenir expression. Son lied Wie Melodien nous dit comment le chant enfin se lève des mots – toute une esthétique de la trouvaille et de la maturation qui annonce Valéry et sa Palme pour qui " chaque atome de silence / Est la chance d'un fruit mûr... ".
Brahms ne suivra jamais les sirènes italianisantes de l'opéra. Pour livret, il lui faut le Livre même, la Bible, où il découpe les visions amères de son Requiem, pas liturgique et moins encore latin, mais allemand et épique. L'année de sa mort, il y ajoutera Quatre chants sérieux, seul musicien qui ait tout naturellement respiré à la hauteur de l'Ecclésiaste. La philharmonie de Hambourg lui préféra en 1864 un directeur chanteur. Felix culpa. Il s'établit à Vienne et s'y découvrit, d'abord cachée par l'adoption emphatique de Schumann, la filiation prédestinée qui le lie à Schubert. Comme le monde de la musique a changé entre-temps ! Brahms n'écrit que sûr d'être joué, et par les plus grands, Joachim violoniste et chambriste, Clara Schumann évidemment ou, à l'orchestre, les chefs Bulöw et Richter. Il peut censurer impitoyablement esquisses et brouillons, qui finissent au panier : la moisson est bien assez belle. Mais dans l'âme il est resté le cadet de Schubert, un musicien de la solitude et de la collégialité. Il exhumera Fierrabras, opéra et Lazarus, oratorio, et en dirigera des extraits, il sauvera des Klavierstücke qui allaient envelopper des salades sur le marché de Vienne. Toute sa vie, Brahms va rendre à la musique ce que la musique lui a donné. Entré dans sa tranquille gloire, il rencontrera son dernier amour de musicien : la clarinette du merveilleux Mühlfeld. C'est elle qui va mettre sa lumière d'automne sur le piano d'un homme de soixante ans, converti à la brièveté et presque au silence, qui écrit pour lui seul ses derniers Intermezzi qu'il appelle " les berceuses de mes douleurs ".
Une amitié amoureuse d'emblée l'a lié à Clara Schumann, qu'il tutoie et appelle sa Leibe Frau Mama. Elle aussi lui a gâté les autres femmes, quoiqu'il ait eu la chimère de demander la main de sa fille Julie – attendant, il est vrai, le jour où celle-ci se fiançait à un autre. Lui qui, en Forêt-Noire, se levait à 5 heures ou même 4 pour monter voir les premiers rayons du soleil sur la Terre-Mère saura s'en tenir à Vienne aux guinguettes d'une forêt plus citadine. Mais ses étés sont à Thun, où sa musique de chambre éclôt entre les gouttes de pluie. Il aime les villes d'eaux (à part leurs Anglaises collantes), il apprécie l'anonymat de la grande ville où le célibataire coté n'est pas pourchassé par les marieuses ; mais il connaît par leurs prénoms toutes ces dames de la Kärtnerstrasse, qui toutes lui donnent du " Herr Doktor ". Il refuse les tournées profitables là où on ne parle pas allemand et peut se payer le luxe de ne diriger, institution vivante, que ses propres œuvres. Mais il s'assied volontiers, primus inter pares, avec Joachim et ses chambristes. Il aimera ses derniers septembres à Ischl, non loin de Johann Strauss, et jamais il ne manque de mettre dans sa poche avec son carnet d'esquisses des bonbons pour les gamins qui le suivent sur les sentiers.
Son automne sera mélancolique, comme sa musique l'était dès son printemps. Son foie lui fait un cancer, dont il ne sait pas le nom, mais la tenaille sourde seulement ; en cachette de son médecin et de sa gouvernante, il met du bourgogne dans sa bière et s'achète à l'épicerie des sardines à l'huile qu'il mange en pleine rue, laissant tomber des bribes dans sa barbe ; et il s'éloigne, silhouette essentielle de Vienne, les mains toujours derrière le dos. Sa dernière sortie sera pour la déesse Raison de son cher Strauss, ses derniers lieder pour l'Ecclésiaste, sa dernière envie pour un peu de vin de Moselle, défendu ; et ses derniers mots pour appeler sa mère, et aussi Remenyi, ce violoneux avec qui il s'en est allé à vingt ans, à pied, au beau plein air de la musique, qui est à la fois solitude et présence.
La pianiste louve
Singulière, elle l'était déjà, d'emblée, bien avant les loups. Et même intimidante. Ce n'est pas rare, un(e) interprète, un(e) virtuose qui intimide. Cela devrait aller de soi. Se jouant de l'intraitable, qui lui est facile, forcément il (elle) établit distance. L'âge n'y fait rien. Jeunes ou même très jeunes, vieux ou même très vieux, il y a les interprètes qui effacent la distance : ils sont en haut, et nous plus bas, à applaudir. Et il y a ceux qui la créent : ils sont là, ils donnent, ils se donnent. Tout d'eux se met en jeu, ici même, ils ne réservent ni ne cachent rien. Ils ne sont pas là pour se montrer (se faire admirer) mais moins encore se révéler. S'ils ont quelqu'un à mettre en lumière, à camperici, seul avec nous, c'est Beethoven (ou Chopin, ou Rachmaninov : mais c'est mieux quand c'est Beethoven). Simplement : ils n'en peuvent mais. Ils ne sont pas ailleurs. Ils sont d'ailleurs. Ils ne s'expliquent pas à eux-mêmes la part de mystère qu'ils portent avec eux, et leur façon de jouer leur musique ne l'explicite en rien. Halo non pas sur eux mais avec eux ; pas un nimbe de sainteté, ah non ; mais peut-être ce reflet d'une autre beauté, beauté visible ailleurs seulement, celle dont s'exalte et aussi se meurtrit Michel Ange dans ce sonnet à Vittoria Colonna qui est ce que Wolf a mis de plus beau en musique. Wolf ici, soudain. Tiens ! Un poète-loup.
Le plus étonnant avec Hélène Grimaud est qu'en même temps elle était transparente, à la façon des filles très jeunes, très claires de visage et de regard, trop exposées à la curiosité (l'indiscrétion) publique de toute façon pour rien vraiment cacher, sauf ce qu'on ne peut dire ni montrer, quand même on le voudrait : l'âme. Tout le reste, l'apparence et le corps, la conduite, le secret et le mystère de chacun, et même les péchés – peccadille. En outre elle était située : Aix, la Sainte-Victoire, les images de Cézanne d'où avait pris forme à la maison même son imaginaire d'enfant. Quoi de plus solaire, donc translucide ? Pourtant quelque chose aurait sauté aux yeux de chacun, si on avait des yeux pour le mystère (pourtant en pleine lumière) des affinités musicales : la scandaleuse dissemblance qu'elles publient, entre d'où on est, et où on tend. Bach, à la rigueur Beethoven, en un sens vivent en nous tous Européens, et même non-Européens, dans un fonds commun classique, du fait d'une mémoire anonyme qui n'a rien à voir avec notre identité propre, notre biographie, mais notre culture seulement. Mais Schumann, dès qu'il n'est plus le Schumann des jolis doigts, le Schumann à la française que Barthes, l'ineffable, se disait peut-être seul à connaître et aimer ? Et Brahms donc ? À cette fille de dix-sept ans et guère plus, imaginable en petite robe de vichy et sandalettes au vent d'un chemin de Provence, de quelle arrière-mémoire a pu venir l'appel d'un Schumann ironique, inquisiteur et sans atténuations ? D'un Brahms toute véhémence et tout emportement (et même arrachement), jamais bienséant ? Un Brahms aux odeurs de forêt et de tourbière, et qui sent la mer du côté de la Frise, où s'emballe sur le cheval blanc des légendes le Schimmelreiter ? Brahms la mettait violemment à l'écart de toute appartenance française, Brahms est un déracinement, ou une transplantation ; ou un étrange rapatriement alors ? Mais presque plus encore Schumann, son Schumann à elle, si autre, si ailleurs et dérangé, et dérangeant, par rapport aux habitudes de nos pianistes : comme si une aile noire, et pas consolatrice, mais révélatrice seulement, comme à Novalis, était passée par là. Quelles appartenances autres faut-il que nous cachions dans la fureur calme de notre sang. ? Quel souvenir, ou quel appel, de quel pays ? Je ne suis pas d'ici ; peut-être je ne suis de nulle part, proclamait, en transparence, le piano d'une presque encore petite fille qui n'était pas, ah pas du tout, petite sœur de Manon des sources ; ni même de Mélisande, malgré le " je ne suis pas née là " de Mélisande.
Ainsi d'emblée Hélène Grimaud se dénonçait. Parmi les poètes qu'elle cite, Hölderlin ou Nietzsche, elle pourrait compter Perse aussi. " L'exil n'est pas d'hier ! L'exil n'est pas d'hier !... " Un jour on l'a vue s'embarquer, pour l'autre rive. Était-ce rompre ? On aurait dû plus tôt s'apercevoir que déjà elle n'était sur la nôtre, l'occidentale, l'apparemment natale, qu'en figure seulement, et pour la forme. Là-bas elle a rencontré les loups, dans leurs yeux transparents et poignants elle a vu la fraternité rêvée, une autre et plus ancienne appartenance. Forêt, autre façon d'aspirer et de boire l'air. Pressentiment, promesse peut-être, non pas d'une autre vie (rêve cheap, escapisme de midinette), mais prélibation de cet ailleurs, de cet autrement qui sont dans cette vie même... " Ce n'est pas demain que j'entrerai dans l'éternel, c'est aujourd'hui même. " Avait-elle lu cela dans une ode ? Comment s'étonner qu'ayant découvert cela, Paris, les conciliabules qu'on tient entre musiciens (où on musique comme on bavarde), le milieu, l'appartenance aient cessé de compter ? Car la musique qu'on fait, si on la fait vraiment, se nourrit de la solitude, cette solitude elle aussi qu'on fait – comme un rempart, un peu, comme une expression forte de soi, surtout. Écrire a été ensuite une façon de plus non pas d'échapper, mais d'être autrement, d'être par ailleurs. Comment a-t-on pu s'en étonner ? Le vrai mystère, c'est que certains, pourtant musiciens, disent pouvoir vivre ici-même, et comme tout le monde.
Singulière, surprenante Hélène. Comment n'inquiéterait-elle pas ? En elle, et à chaque instant, se flaire, se palpe presque, se touche du doigt cette force étrange et calme qui de naissance l'a installée ailleurs, en étrange pays dans sa musique même : la transcendance.
Caractéristiques techniques
PAPIER | |
Éditeur(s) | Bouquins |
Auteur(s) | André Tubeuf |
Parution | 13/09/2007 |
Nb. de pages | 1056 |
Format | 13 x 20 |
Couverture | Broché |
Poids | 560g |
EAN13 | 9782221106327 |
ISBN13 | 978-2-221-10632-7 |
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