J'ai pas pleuré
Ida Grinspan
Résumé
La "petite Ida " avait quatorze ans quand elle a été arrêtée, en janvier 44, au fond du Poitou où l'avaient cachée ses parents juifs polonais. Deux hivers à Auschwitz, orpheline et malade au retour bien sûr, il lui est arrivé de craquer. Mais devant les gendarmes, les kapos, la faim, la mort : " J'ai pas pleuré ! " dit-elle fièrement, à la façon de l'enfant qu'elle est restée. Ce furent ses " chances" : une fragilité touchante, à la ferme, à l'école, au camp, où une infirmière polonaise lui sauvera la vie ; mais aussi un orgueil de lame, et toute la fraternité du monde, réinventée entre déportées. Ce que la pudeur l'empêchait de dire, il fallait bien qu'un ami s'en charge.
Sommaire
Juste un post-scriptum de Bertrand.Critiquant mon livre sur le procès Papon ("Le Monde", 2 mai 1998), une historienne regrettait que je reste discret sur mon attachement personnel à la mémoire de la Shoah, intérêt du "dehors" puisque je ne suis pas juif. Cette curiosité m'est fréquemment manifestée, de l'intérieur ou de l'extérieur de la Communauté, en bonne ou moins bonne part, allant presque jusqu'à demander : "de quel droit?". Il faut croire que la question vaut d'être posée.J'ai commencé à m'expliquer dans notre avant-propos commun. C'est l'occasion ou jamais d'aller plus loin. Un événement personnel a pu s'ajouter à mes motivations premières : une de mes filles est devenue l'épouse d'un médecin à qui le martyre de ses ancêtres a laissé des doutes sur l'hospitalité d'une France mal guérie, selon lui, des errements racistes de la guerre. Trois de mes petits-enfants portent un nom qui les aurait exposés, il y a soixante ans. Il m'arrive de les imaginer avec effroi parmi les persécutés de ma génération. De raisonnée, ma solidarité s'est faite charnelle. En cas d'alarme, elle serait intraitable. N'en déplaise aux feuilles extrémistes qui ont reproduit le faire-part de cette alliance comme "preuve" d'un philosémitisme d'après-coup, mon engagement de juif d'adoption – j'aimerais dire: d'honneur, si cela dépendait de moi –, date de ma propre jeunesse. Je le redis: l'aide française à la "Solution finale" m'est apparue sur le moment, et est restée pour moi, un scandale, une honte – une énigme aussi. Outre le souvenir de mon ami de classe Riskine, je garde intact celui des nuits passées, au printemps 1945, à accueillir au Lutétia les rescapés de la gare de l'Est, la légèreté d'enfants des plus atteints, qu'il fallait porter; la sensation de bois mort, sur nos avant-bras, de leurs fémurs décharnés; l'odeur d'estomac creux, de souffrance, de sueurs froides, d'agonies, qui avait imprégné leurs vêtements en loques.Sans ces chocs – et l'expérience de chroniqueur judiciaire qui avait marqué mes débuts de journaliste – je n'aurais pas tenu à suivre les trois derniers procès pour crimes contre l'humanité, en 1987 (Barbie), 1994 (Touvier) et 1998 (Papon). J'ai tiré des articles et des livres du premier et du dernier procès. Le cas de Touvier m'a aidé quand j'ai pris part au film d'Alain Ferrari sur la "Milice". En soi, le cas de Touvier ne méritait pas qu'on s'y attarde, sinon pour éclairer la compromission de la hiérarchie catholique dans sa "cavale", et la permanence mal dissimulée de son antisémitisme. Plus que d'autres, son défenseur a usé d'une tactique qui menace la mémoire en général: opposer au consensus de la communauté historienne l'unique parole de l'accusé réputé plus fiable d'être seul de son avis. La défense de Papon a repris cette fausse symétrie et, arguant du caractère tardif du procès, les attaques contre l'imprescriptibilité des crimes contre l'humanité. Des campagnes ont été menées pour empêcher, puis interrompre, les débats, ou les présenter, sans vraisemblance, comme une machination antigaulliste, dans l'espoir d'attester la résistance, rien moins qu'avérée, du préfet de Vichy. Les partisans de "tourner la page" des années noires – c'est l'expression consacrée par quoi ils se ressemblent – ne se recrutent pas uniquement parmi les anciens vichystes. Leurs buts sont divers. Certains sont sinistrement connus : nier, ou minimiser, au nom des réconciliations nationale et européenne, les torts allemands et français. D'autres partisans de l'oubli, plus respectables, s'opposent par principe à l'imprescriptibilité, y compris dans l'application contemporaine qui en est faite à l'ex-Yougoslavie par le Tribunal pénal international de La Haye. En quoi, selon moi, ils s'égarent, car cette avancée du droit et de la morale face aux dictateurs et aux crimes d'État apparaîtra comme une des conséquences positives des suites judiciaires de la barbarie nazie.Parmi les critiques adressées à la mémoire de la Shoah, il faut faire une place à celles des historiens qu'obsède la disproportion, à leurs yeux, entre le traitement historico-judiciaire des crimes d'Hitler et celui des crimes de Staline. À force de réclamer un "Nuremberg du communisme", par crainte que le Goulag ne demeure impuni, ils en viennent à suspecter leurs contradicteurs du parti-pris pr-soviétique qui fut souvent le leur naguère, et de complaisance envers un "lobbying" des rescapés juifs. C'est oublier que les victimes russes n'ont pas souhaité d'épuration, et que l'Union soviétique, dans sa chasse aux opposants, ne visait pas une population entière, comme ce fut le cas de la "Solution finale". Cette continuation de la guerre froide par des voies historiographiques n'aide pas à tirer les leçons des démences du xxe siècle.D'une façon générale, c'est la mode de juger périmée la parole des derniers témoins, sans attendre leur extinction naturelle, de dénigrer toute vigilance, et de critiquer les commémorations au profit des historiens. Libre à chacun de méditer les écrits parus sur l'avenir de ce passé qui ne passe que trop, ceux des philosophes comme Ricoeur, des historiens comme Rousso, Rémond, Azéma, Vidal-Naquet ou Jeanneney; et de conclure à sa guise. Au terme d'un livre de témoignage, ce n'est pas le lieu d'ouvrir, sur la mémoire et ses devoirs, un débat complexe et personnel.Reste le pourquoi de mon engagement, qui refuse de se relâcher sous prétexte que la cause serait entendue. Je maintiens que le temps de crier n'est pas clos, qu'il ne doit jamais l'être. En grec et en hébreu, "Zakkor" veut dire à la fois "tu te souviendras" et "tu n'en finiras pas de raconter". Que resterait-il des Écritures si elles n'avaient pas été ressassées depuis la nuit des temps? Du devoir de rabâcher! Presque plus personne n'y voit une nécessité, en particulier hors la communauté juive. Raison de plus pour ne pas en démordre. Assez seul de ma génération, je n'ai cédé, en cinquante ans, à aucun catéchisme ni embrigadement que j'aurais eu à renier ou à regretter. J'ai milité sans étiquette, sinon celle, supposée, de mon journal, contre les guerres coloniales, le terrorisme, et les inégalités grandissantes produites par le profit. Les devoirs de traquer la vérité et de sauver les vies m'ont semblé prioritaires par rapport aux systèmes partisans. Je n'ai signé aucune pétition, comme c'était la manie de l'époque, estimant que les privilégiés de l'expression, dont j'étais, n'avaient pas à renforcer leurs opinions par un argument d'autorité. La mémoire de la Shoah, toujours menacée, a représenté pour moi une des rares causes digne d'être servie, parce que pure d'arrière-pensées politiques, et en manque de militants. J'ai lu que se montrait, à cette occasion, mon côté "goy... scout". J'accepte la moquerie. Comme j'ai souscrit avec soulagement à la repentance des Évêques catholiques, puisque certains péchés de l'Église sous l'Occupation avaient été commis "en mon nom" de baptisé. Mon éducation m'a convaincu que l'investissement individuel et éthique ne méritait pas les soupons ricanants qu'il s'attire souvent, y compris de ma part; moins, en tout cas, que les engouements idéologiques. Diverses actions m'ont ancré dans ce que je ne rougis pas d'appeler cette attitude – je dis bien: attitude, c'est-à-dire le contraire de pause. Ainsi s'expliquent, outre Lutétia et les procès, mes responsabilités dans des "Œuvres de mémoire", et de nombreux articles dont je revendique l'insistance. Ainsi doivent se comprendre mes relations avec Ida depuis 1988, et la tâche qui s'achève ici. Pour une fois, l'agencement des mots, qui fut mon métier et ma passion, servirait peut-être à autre chose qu'à se faire plaisir (ce qui, entendons-nous, n'est pas rien!).J'ai envie de rappeler, pour finir, les souvenirs d'Ida qui m'ont le plus bouleversé et qui justifient que son témoignage résiste au temps: le sauvetage d'une brebis blessée grâce à une obstination qui la sauverait elle-même; son choix – car elle avait le choix – de se livrer pour éviter la prise en otage du mari d'Alice; Antigone tenant tête à l'infâme et infime officier français étonnamment absous; la part faite, dans sa survie, à la chance et à l'amitié, si manifeste au washroom, lors du partage de la minuscule couverture, et de la reptation sur les dalles de l'hôpital allemand pour prévenir sa chère Claudine d'un proche départ vers la France. Sans oublier les lappements de bonheur de "Gardienne", plus humaine qu'un escadron de gendarmes! Il aura manqué dans ces lignes le sourire de douleur consolée dont Ida accompagnait certaines évocations : les compliments de Madame Picard; la compassion de Wanda, qualité que les camps paraissaient avoir rayées des facultés humaines. Il faudrait dire encore les bougies de la fidélité déposées, à chaque visite, dans les éboulis des crématoires; les mots "camarades", "copines", ou "filles", répétés avec la gratitude tendre de l'éternelle "petite Ida", dont un des talents fut de se faire aimer, et pas seulement de sa chienne.Il reste à remercier l'adolescente n° 75360 pour l'honneur, le privilège et l'enrichissement que ce fut de reconstituer avec elle son passé, durant six mois qui n'ont pas fini de compter pour moi. Bertrand
Caractéristiques techniques
PAPIER | |
Éditeur(s) | Robert Laffont |
Auteur(s) | Ida Grinspan |
Parution | 11/04/2002 |
Nb. de pages | 252 |
Format | 14 x 22 |
Couverture | Broché |
Poids | 297g |
EAN13 | 9782221095928 |
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