Résumé
Richard Millet, qui voulut apprendre la littérature en combattant aux côtés des chrétiens du Liban, raconte sa relation à Israël et, par une sorte de transfusion de la langue et des mots hébraïques, comment elle est au cÅur de son catholicisme retrouvé. Lorsque l'OLP fut chassée de Jordanie au cours du « septembre noir » de 1970, elle vint établir sa nouvelle base d'attaque contre Israël au Liban, prit possession du sud de ce pays et l'entraina dans la guerre civile (1975-1990) et sous la férule des Syriens puis des Iraniens. Pour les esprits clairvoyants d'alors, la querelle dépassait déjà le seul champ politique et la rivalité des Arabes avec le sionisme. Mais on fit taire les voix discordantes qui prônaient l'unité et la souveraineté nationales, exigeaient le respect de l'État et des Lois et refusaient la « dhimmitude », Béchir Gemayel fut assassiné au moment où il préparait une alliance avec l'État hébreu (cela scella peut-être le destin des chrétiens d'Orient). Dès lors la France ex grande puissance au chevet des empires, ex « gardienne des lieux saints » juifs et chrétiens, la France s'employa à laisser le Liban sombrer dans le chaos et « l'orientalisme », l'on n'a plus jamais entendu ces voix. « Depuis Beaufort », c'est-à-dire depuis la forteresse d'un rêve de souveraineté dans le lit tumultueux de l'Islam, ou depuis cette « forteresse intérieure où je vivais » dans la colère ou la douleur de voir passer de l'un à l'autre de ses ennemis la grandeur héritée des croisades et des chevaliers francs, Richard Millet au service de la langue comme de son arme, témoigne de cette grandeur autant que de sa défaite et nous redit comment elle résonnait dans la gloire de son enfance sur cette terre - « langue d'exil intérieur et de liberté » - puis dans la guerre « civile » à laquelle il prit part. Inlassablement il reprend donc le fil de ce récit de l'enfance déjà touchée par « la rumeur de l'histoire », mais comme exilée d'elle, pour dire comment la langue en tant que sentiment intérieur de l'histoire, relie une personne, en l'occurence un écrivain, à l'ombre portée d'un peuple. Si « cette nuit du temps qu'est l'indifférence de l'adolescence » l'avait d'abord conduit à délaisser la Bible pour Georges Bataille, et à pouvoir être complice de ceux qui veulent « abolir l'avenir comme menace », le Levant par le christianisme se trouvait encore lié à la mémoire secrète du peuple hébreu et de ses libertés. Invisiblement guidé par ces noms bibliques de villes et de lieux qui « se sont maintenus dans la langue avec une opiniâtreté incomparable », il regagna en certitude ce qu'il avait perdu en innocence - mémoire, langue et avenir ayant partie liée. Les mots résonnaient dans l'enfant et dans l'adolescent au point de réaliser une véritable transfusion spirituelle en lui du « sang juif de Jésus », et ce n'est pas une voix libanaise, mais la voix d'un Français donc « un hébreu ou un croisé » au Liban qui s'est faite « langue de louange » pour retrouver le catholicisme - « la langue ayant rapport à l'origine ». « Depuis Beaufort » Israël n'est pas un mirage, ni un idéal, ni un horizon, ni un défi, ni un mystère, ni cette terre seulement promise et « inaccessible » depuis le Liban, mais une réalité, la mémoire, la certitude tangible de l'origine jamais perdue. Il a commencé par la guerre pour apprendre à écrire, dit-il, trente ans plus tard, dans « La Confession négative », ce journal d'un combattant catholique au Liban. Il a « inventé » le village de Siom en Corrèze, et s'est fait le chroniqueur de la France perdue (des années cinquante et soixante), sa Recherche, au fil de nombreux livres dont « Ma vie parmi les ombres » (mais c'est « une civilisation qui avait duré des siècles »). Éditeur influent il fut limogé de Gallimard pour avoir évoqué la « Langue fantôme » des nouveaux « apparatchiks » de la littérature (et non Anders Breivik, dont il ne faisait pas l'éloge). Triste épilogue, semblable à « la destruction des villes par les architectes » de cette France révolutionnaire « frappée d'insignifiance » et qui « n'est plus qu'une république bananière de la littérature ». Essayiste donc Richard Millet écrit et cette écriture se veut la « mémoire d'un chant » : le chant profond de ce catholicisme inséparable de l'« Israël polysémique » qui l'aura suscité. « Je suis catholique. Je n'ai plus besoin de le cacher. La haine que je suscite se nourrit d'ignorance et de légendes qui ont parfois trait à la question palestinienne, certains n'hésitant pas, dans un singulier délire à m'accuser d'avoir découpé des Palestiniens à la hache... Quant à la répugnance que peuvent inspirer mes livres, je ne la discuterai pas : on est libre de me haïr pour ce que je suis ; la vérité après tout importe seule » (« Israël depuis Beaufort »).