Résumé
Aldo Haesler tente ici de donner une nouvelle explication de la genèse et de la dynamique particulière de la modernité. Son avènement ne serait pas tant dû à la science nouvelle, à la philosophie moderne ni même à l'économie capitaliste, mais tiendrait essentiellement à une nouvelle manière de concevoir les relations humaines. De jeu à somme nulle (un gagnant et un perdant), la relation est devenue jeu à somme positive (toutes les parties gagnent) ; de réseau d'endettement, elle est devenue une source d'effervescence et d'émulation réciproques. Là est le socle commun des explications classiques de la modernité, de Marx et Weber jusqu'aux plus récentes. Ces jeux qui structurent tous nos rapports à autrui, au monde et à nous-mêmes, le font au moyen de médias de communication qui, dans les sociétés non modernes, sont de l'ordre du pouvoir, de la croyance, mais aussi de la beauté et de la justice, alors qu'avec le développement de la modernité, c'est l'argent qui s'est progressivement substitué à ces médias traditionnels. D'instrument de règlement partiel des dettes, l'argent est devenu médium généralisé, à la fois le maître-étalon d'un nombre de plus en plus grand de relations, et en même temps leur principe dynamique. En tant qu'étalon de toute mesure, l'argent tendra à libérer toutes les relations de leurs entraves traditionnelles ; mais, en même temps, il rendra invisibles ceux qui, dans un jeu à somme positive, devront en assumer les coûts. Car, dans un monde aux ressources limitées, le gain multiple se solde nécessairement par un tiers invisibilisé qui doit en endosser les conséquences. En tant que principe dynamique, l'argent s'émancipe peu à peu de son substrat matériel, ce qui rend sa circulation de plus en plus rapide et invasive. Il atteint aujourd'hui, sous sa forme électronique, son stade de perfection phénoménale. S'effaçant de nos seuils de conscience, il échappe à notre emprise réflexive. Sa libre prolifération fera des relations « effervescentes » le standard de toute relation et de la dette, un signe d'exclusion. Telle est la situation de la modernité dure qui concourt à faire de la modernité capitaliste contemporaine le régime socio-culturel le plus stable que l'humanité ait connu depuis ses origines. Mais la stabilité n'est pas, dans ce contexte, une vertu. Serait-ce le véritable défi de ceux qui souhaitent en sortir ?