Résumé
Ce que nous appelons communément notre monde - notre monde physique, historique, psychologique -, il semble bien que Carlo Suarès n'y voie qu'un gigantesque jeu d'illusion réglé par quelque enchanteur diabolique, un jeu de contradictions mutilantes qui oppresse l'individu et l'empêche de naître à lui-même. Apeuré, culpabilisé, celui-ci, constamment, est tenté par la démission et cherche refuge dans ces Abris mensongers, à la morgue rassurante, que sont les grandes familles, les clans politiques où elles se projettent, les valeurs « traditionnelles » dont elles se réclament. Ainsi le jeune Guérin, cloîtré dans la maison Nadaule dont son grand-père, devenu fou, a muré la porte et bloqué les fenêtres, s'interroge, dans l'angoisse, sur le mystère de sa naissance et de sa filiation, dont tout le monde lui dérobe le secret apparemment inavouable : à cet étouffement progressif, il n'échappera que par un incendie et par le parricide. La « maison France », dans la deuxième partie du roman, incarne, aux yeux de Guérin devenu adolescent, l'espoir d'un rachat, d'une sécurité intérieure : nous sommes en pleine affaire Dreyfus, il n'a qu'à s'abandonner à l'entraînement naturel de la bourgeoisie fortunée à laquelle il appartient. Cependant son oncle Barthélemy, qui l'a recueilli après le naufrage de la maison Nadaule et se trouve être un des hommes les plus puissants de l'heure, a pris le parti de Dreyfus. Entre son oncle et ses jeunes amis de droite, Guérin, incapable de vraie lucidité, est ballotté, divisé, progressivement détruit ; et cet échec le reconduit à l'acte incendiaire, A cette figure malheureuse, cernée avec délicatesse et profondeur, Carlo Suarès oppose celle de Barthélemy, l'homme dont la pensée a su s'élever au-dessus des tumultes et de l'illusion. Il a dépassé la peur, s'est ouvert à la vérité et à l'amour. Son répondant est sa femme, qu'il aime au point d'avoir accepté de la perdre, afin qu'elle vienne à lui en pleine conscience et pleine liberté, sans être détournée par la passivité où son sexe est traditionnellement tenu enfermé. A travers ce couple, ainsi, Carlo Suarès annonce des temps nouveaux, une vie souveraine dont l'élan dépasse largement les cadres étriqués de l'espace et du temps. Œuvre, on le voit, à la fois réaliste et symbolique, Les Abris mensongers a un charme romanesque fort, direct, envoûtant : la fiction, ici, n'est pas un simple prétexte à message, elle exprime, au contraire, toute la richesse d'une vision où s'unissent à la fois, servis par une étonnante souplesse d'écriture et de registrations, l'intuition mystique, l'imagination concrète, et l'acuité de l'investigation psychologique. En somme, le maître-livre d'un des plus grands esprits de notre temps.