Résumé
Tout a commencé par un libraire : le sien. Faget l'entendait maugréer à propos d'ouvrages couronnés, qu'il lui fallait bien vendre ; vinrent ensuite la lettre aux lecteurs de Robert Laffont : « Je ne cesse de dénoncer - avec une patience tenace - le chancre que constitue, pour la vie littéraire française, le scandale de l'attribution des prix de fin d'année... », et l'interview fracassante de Francis Esménard, P.-D.G. d'Albin Michel, au Quotidien de Paris. Il n'y a d'opinion qui vaille que la sienne, c'est connu. Faget décida donc d'aller voir ce qui se passait sur « les lieux mêmes du crime », revêtu de ce manteau passe-muraille que chaque journaliste possède dans sa garde-robe ; de cette enquête, devait naître le Goncourt, où la part du publiciste - et celle du romancier - se mélangent à plaisir. C'est ainsi que, dans le récit, un écrivain, convaincu que ses manuscrits sont rejetés sans avoir été lus, se met à ruminer une vengeance digne de la mule du Pape, en moins long cependant : il recopie un roman de Jack London, le signe et l'envoie. On le lui retourne, après un délai convenable de garde à vue, refusé. Il va se répandant alors en gorges chaudes, c'est après tout de bonne guerre, sans pour autant que cela ait changé quoi que ce soit. Faget a pensé que si ce don Quichotte, né de son imagination, avait réussi un tour pareil, il pouvait en faire autant ; et voilà comment un stratagème, sorti de la fiction, devint réalité. La plaisanterie, a dit Francis Bacon, sert souvent de véhicule à la vérité. Le 5 août 1986 (date qui n'a rien d'historique), une lettre annonçait au mystificateur que le Seuil coiffait le premier bonnet d'âne ; six semaines après, Gallimard s'emparait du deuxième, et Grasset se contentait du dernier le mois suivant. Évidemment, ce tiercé va en navrer plus d'un, la mission de découvreurs de talents, qui fait la renommée de ces maisons, se révélant compromise. Un raccourci de Beaumarchais peut alléger les tourments des apprentis littéraires : mieux vaut en rire qu'en pleurer ; il n'est pas certain cependant, que le précepte suffise à éponger autant de larmes. Un second proverbe, appelé à la rescousse, leur rendra peut-être sourire et santé : à quelque chose malheur est bon ; car, grâce à cette supercherie, plus d'un romancier frustré va laisser son dépit choir à terre, pour mieux se pavaner dans les salons littéraires, tout en glissant à une baronne éblouie ou à un ministre de la Culture attentif : « Jack London et moi avons été refusés par le même éditeur ! » ; de là cette ombre de taille sur l'auteur du Goncourt : il croyait donner dans la satire, son ouvrage a toutes les chances de passer pour une œuvre de bienfaisance. Tel est, parfois, le lot de bien des entreprises humaines : on croit pourfendre, on ne fait que consoler.