Résumé
L'Occident - ses structures, sa culture - fut radicalement ébranlé par l'offensive allemande du mois de mai 1940. Dans la stupeur, une République - vénérée et prestigieuse - prit fin, son Empire colonial condamné, et tous les empires semblables voués à disparaître. Des conceptions politiques, une mentalité, des mœurs, un ensemble de relations humaines, d'un coup, devinrent caducs. La hiérarchie des puissances fut révisée. Mai 1940 marque une cassure dans l'histoire de la France, des démocraties occidentales, du monde. Rien qui ne se dise, se fasse, ait lieu aujourd'hui, qui ne dépende - et souvent étroitement - des événements de ce mois de mai 40. Plus précisément, de ce qui se déroula du 16 au 20 en Thiérache. Il faut s'en tenir aux communiqués du Grand Quartier Général. Le communiqué 517 (18 mai au soir) dit : « Les combats ont continué toute la journée avec la même âpreté. Ils se sont déroulés, principalement, dans la région de Guise et de Landrecies, où l'ennemi, malgré des pertes considérables, attaque avec des moyens puissants en direction de l'Ouest. « Sur le reste du Front, rien d'important à signaler. » C'est donc « dans la région de Guise et de Landrecies », en pleine Thiérache, que s'assénaient les coups de bélier de l'offensive allemande, impatiente d'atteindre à la mer, à ses rivages ouest, que se jouait le sort de la France et de l'Occident. Que s'y passa-t-il exactement, les 18 et 19 mai ? La question reste posée. Certes, ce qui a précédé est bien connu. Dès le 16 mai, à la nuit, la IXe Armée (général Corap) est défaite. De Maubeuge à Sedan, en avant de la frontière, c'est la Débâcle : ses trois corps d'armée refluent, ruissellement de fugitifs, flots de fuyards. La position fortifiée est percée : Avesnes (39° Panzer-Korps), Guise et Vervins (41e Panzer-Korps), Marie (19e Panzer-Korps), sont pris. À 6 h du matin, Corap a quitté Vervins (siège de son Q.G.) : lui a succédé, à la tête de la IXe Armée liquéfiée, le général Giraud (dont les Allemands se saisiront, le 19 mai, près de Bohain, à 6 heures du matin). Cependant, le communiqué 518 (19 mai matin), du G.Q.G., se borne à préciser, laconique : « La bataille continue dans la même région, avec autant d'acharnement. Notre aviation a continué, pendant la nuit, les bombardements sur les arrières de l'ennemi. » Rien d'autre. La partie poursuivait de se jouer en-Thiérache. Or, un curieux silence n'a cessé d'envelopper ces combats, dont l'âpreté a été citée ; devenus, le 19, bataille d'un égal acharnement. À peine sont-ils évoqués, en quelques lignes, dans de savants ouvrages, dus à d'augustes plumes : officiers d'État-major, généraux, historiens au fait de force relations, rapports, comptes rendus d'archives. Cela tourne en rond. Qu'on en vienne à l'anéantissement de la IXe Armée, et tout n'est que de seconde main, compilations, trituration de textes précédents à base de commentaires étoilés. Mais comment le combattant, sur le terrain, a-t-il vécu ces journées décisives de Guise à Landrecies ? Celles du 18 et du 19, celle aussi du 20, les armes encore à la main ? Quel était l'état de ses tripes, celui de son âme ? Qu'avaient-ils dans les couilles, les soldats kaki, les hommes de troupe, les voltigeurs, les « second jus » ? Plaqués au sol, visage vers l'est et le vide dans le dos, jusqu'à la Porte de Pantin. Ultime verrou, dérisoire et sacrifié, barrant la route de la mer, ou de Paris. Que s'est-il passé vraiment au fil des heures ? Que traduisaient les termes des communiqués ? Ces pages visent à en donner une idée claire et distincte, cernée et transparente. C'est là le témoignage d'un chef de section, dont la mince formation de 40 hommes se battit, avança, recula, fit face et feu, fut détruite, sans gloire, ni panache. Chacun à son rang de fantassin. La fourragère rouge à l'épaule. La capote noircie de terre avant d'être rougie de sang. Nombre d'entre eux demeurent groupés (les fosses communes y sont, chacune, d'un millier de morts) au cimetière de la Désolation, proche l'Écart du Pourri, au sud de Guise. C'est là récit authentique de faits vécus, du 16 au 20 mai 1940, d'est en ouest, par le travers de la Thiérache, des Haies de Trélon à la Vallée-Mulâtre, sous Corap, sous Giraud, puis sous personne, dans les derniers spasmes d'une IXe Armée hoquetant son agonie. À peu de distance de Paris, où nul ne pressentait que la réalité française, ce qu'elle incarnait, ce qui en procédait, basculait irrémédiablement.