Résumé
« Regardez ce qu'ils font d'Haïti qu'on leur a rendue... après que les blancs leur ont inculqué les progrès de la civilisation. »
C'est d'un vieil article du Matin, de Stéphane Lauzanne, que j'extrais cette phrase... Et d'abord on ne nous a pas rendu Haïti, nous l'avons quelque peu reprise. On ne nous avait
non plus inculqué aucune civilisation. On avait établi dans l'île un épouvantable bagne de cinq cent mille ilotes, ne re- levant absolument que du bon plaisir de leurs maîtres. On ne peut vraiment appeler cela une maison d'éducation. Il n'est pas moins certain que c'est de ce bagne que sortit l'indépendance du pays, ce qui suppose, malgré tout, que ces esclaves avilis et dégradés pouvaient concevoir et mener à bonne fin, en dépit de leur origine, un assez grand des- sein... II faut même dire le plus grand dessein qu'il soit possible de concevoir, puisque la liberté est le premier des biens. Ce n'était pas trop mal, en vérité, pour des larves d'hommes. Et je doute que les blancs eussent mieux fait dans la circonstance que les nègres ne firent en 1804 à Saint- Domingue.
Mais là n'est peint la question. Ce sont d'autres, réflexions que me suggère ce vieux filet que je viens de citer.
Quand on veut dénigrer le noir, il est de cliché de s'écrier, tout comme M. Stéphane Lauzanne : « Voyez Haïti ». Je prétends, moi, que c'est injuste et qu'on voit mal Haïti. On la voit avec des yeux prévenus. C'est là une légende de pacotil- leurs-littérateurs cultivant, à défaut de mieux, le charivari et le comique. Elle a la vie dure. Mais la vérité est autre. Elle est tout l'opposé de la légende.
Si on veut bien juger un pays, le meilleur guide est l'étranger qui y a vécu, qui l'a étudié dans ses moeurs, dans ses usages, qui ne l'a pas vu en passant, et surtout qui n'y est pas venu avec une thèse toute faite, à laquelle, coûte que coûte, il adaptera le peuple qu'il visite... Eh bien ! j'affirme qu'aucun étranger qui a habité l'île quelques années ne la quitte qu'avec le plus grand regret et très souvent, presque toujours il y revient pour finir sa vie.
Non, la civilisation n'est point bannie de notre sol. Elle y est suffisante, sans excès, sans les ennuis qu'elle suscite par- fois ailleurs. Car ce n'est pas seulement la beauté des sites, la splendeur d'une terre toujours en puissance de création qu'il faut admirer. Il faut y savourer aussi la douceur de vivre sans soucis, dans un labeur facile, dans un milieu où, avec peu d'argent, il est courant de se donner l'assurance d'un pseudo-seigneur, servi par une domesticité fidèle et abondante. C'est peut-être assez terre-à-terre. Ce n'est pas moins très appréciable.
Pourtant, dira-t-on, comment concilier ce tableau flatteur avec vos perpétuelles révolutions ?