Ariane

" Patricia appela mon père. J'avais une influence déplorable sur sa fille. Je n'étais plus la bienvenue chez elle, elle s'excusait de la sévérité de la sanction mais voilà, c'était mieux comme ça. Et puis il fallait me désinscrire du cours de dessin que nous suivions ensemble depuis quelques mois, Patricia était une fois encore désolée mais c'était ainsi, le prof était un ami, Ariane était là avant moi, j'en trouverais certainement un autre plus proche de mon domicile si vraiment le dessin m'intéressait, ce dont elle doutait.

Ma mère s'affaissa physiquement quand mon père lui rapporta la conversation : les Cuvelier, par leur jugement péremptoire sur " mon influence ", me ravalant au rang de " mauvaise fréquentation ", les humiliaient dans la plus chère de leurs missions, à savoir mon éducation (c'est-à-dire leur réputation auprès de " la haute ").

L'exclusion de la famille Cuvelier me fit éprouver à la fois l'indicible douleur de Juliette et Roméo entravés dans leur amour, et la brutale dégringolade dans la chaîne alimentaire sociale d'un Icare d'opérette. S'il restait à Ariane tous les " amis de la famille " pour amortir sa chute, sous mes pieds, je ne voyais rien ni personne.

Bien sûr, il ne fallut pas trois jours pour que nous transgressions l'interdit parental mais quelque chose s'était imperceptiblement fêlé de mon côté. Mon rêve américain n'aurait pas lieu et, déjà, je le sentais. Nous n'étions décidément pas du même monde et il apparaissait que c'était un leurre de croire que les frontières pouvaient perdre leur étanchéité à la force du poignet. Il suffisait d'une pichenette pour me renvoyer à la case départ. L'homme, comme l'animal, se reconnaissait à l'odeur du derrière et le mien, même lavé, poudré, parfumé et serti d'une grosse plume, sentait toujours le plouc. "

[...]

" J'en étais sûre. Notre binôme était surnaturel. Nous étions plus que la somme de nos parties, nous étions cette complétude en tous points soudée dont naissaient les rayons lasers et les pouvoirs magiques. Nous imaginions avoir en poche ces deux médaillons orphelins, le croissant de lune et le soleil qui, s'emboîtant, devenaient la clef des Mystérieuses Cités d'Or. Sauf que l'univers auquel notre union donnait accès était un royaume de ténèbres, peuplé de démons ondulant dans la brume humide du crépuscule. Dans notre souterrain, à quelques mètres sous la surface des hommes, nous nous accordions le droit de lâcher les monstres intérieurs qui grattaient à nos portes.

Nous considérions le monde en termes de clans, en termes de " eux " et de " nous ". Plus nous suscitions l'exécration des autres, plus nous jouissions de notre point de vue sur notre environnement, isolé et central. Inconsciemment, le système imaginaire dans lequel nous évoluions était organisé en panoptique – une structure pénitentiaire imaginée au XVIIIe siècle. L'objectif d'une prison bâtie sur ce modèle était de permettre au gardien, posté dans une tour centrale, de surveiller l'ensemble des prisonniers confinés dans des cellules disposées tout autour, sans que ceux-ci puissent déterminer s'ils étaient ou non observés. Ce dispositif devait donner au détenu le sentiment d'être cerné par une puissance omnisciente.

Dans cette utopie carcérale, ce n'est pas l'enfermement qui est infernal, au contraire, il est plutôt le refuge. Non, ce qui est insupportable avec le panoptique, c'est justement l'hyper-visibilité, le découvert. Le gardien peut très bien quitter son poste s'il le souhaite, les prisonniers n'en sauront jamais rien. L'important est qu'ils se sachent surveillés, scrutés sans jamais pouvoir se soustraire au regard. Eh bien nous, Ariane et moi, nous nous sentions les gardiennes de la prison mentale de ceux qui nous entouraient. Entre répugnance furieuse et haine amusée, nous nous croyions invisibles, invincibles, immortelles. "