Alice dans les livres

Samuel range le Livre entre les Livres voisins. À part Alice au pays des Merveilles mis à l'honneur, le classement des quatre mille ouvrages n'obéit à aucune règle précise. Marcel Aymé suit Steinbeck, qui suit Gary, qui suit Tourgueniev, qui suit Stendhal qui précède Duras qui se presse contre Primo Levi. Les titres des romans, bout à bout, écrivent déjà des histoires. Les impudents Jules et Jim Au-dessus du Volcan, Le bonheur fou, La chute, La nausée, Le silence. Fritt fritt ! On s'agite Du côté de chez Swann.

Alice rentre dans Du côté de chez Swann

Alice et le Lapin poussent la porte d'une chambre. On est où ? demande Alice au Lapin qui la suit. Une petite voix dans un lit s'adresse à eux : c'est toi, maman ? Ils s'approchent. L'enfant écarquille ses yeux. Une petite fille et un Lapin font une ombre longue sur le plancher. J'attendais, dit l'enfant blotti dans le bonheur de son lit, que maman vienne m'embrasser. Mais ce bonheur dure si peu de temps, elle redescend si vite, poursuit-il, que le moment où je l'entends monter, puis où passe dans le couloir à double porte le bruit léger de sa robe de jardin en mousseline bleue, à laquelle pendent les petits cordons de paille tressée, est pour moi un moment douloureux. Je m'appelle Alice au pays des Merveilles, dit Alice, nous voyageons dans les Livres avec le Lapin. L'enfant les écoute à peine. Il appuie tendrement sa joue contre la joue de l'oreiller. La fillette s'assoit sur le rebord du lit. Je suis si lasse ! confie Alice. Et moi, chuchote le Lapin, depuis quand je n'ai pas dormi dans un lit ! L'enfant recommence sa litanie, dans l'ombre. Ce moment du bonsoir de ma mère annonce celui qui va le suivre, où elle me quitte, où elle redescend. Le Lapin blanc pose son derrière sur le bord du lit, puis, se laissant bercer par la voix étrange de cet enfant, s'allonge à côté de lui, ferme les yeux. Quelquefois quand, après m'avoir embrassé, elle ouvre la porte pour partir, je veux la rappeler, lui dire " embrasse-moi une fois encore ", mais je sais qu'aussitôt elle aura le visage fâché. Moi je veux bien vous embrasser, dit Alice, et elle pose un doux baiser sur la joue de l'enfant. Le Lapin dort déjà. Il mouline des pattes dans son sommeil. Il rêve. Il ronfle. La concession qu'elle fait à ma tristesse, continue l'enfant couché dans le lit avec le Lapin blanc, dans les craquements organiques des boiseries, et à mon agitation en montant m'embrasser, en m'apportant ce baiser de paix, agace mon père qui trouve ces rites absurdes, et elle voudrait bien m'en faire perdre le besoin. C'est dommage, dit Alice, c'est tellement doux le baiser d'une maman, au moment où l'on s'endort. Elle se penche sur lui et pique sur son front un autre baiser. Maman, murmure l'enfant. Moi, je m'appelle Alice, répète Alice, le corps et l'âme tout engourdis par la douceur de l'instant, évanescence dans le kaléidoscope de l'obscurité. Alice s'étire. La fillette s'allonge sur ce lit qui sent la bougie, contre le corps chaud de l'enfant. Moi aussi, j'ai tellement besoin qu'on m'aime, dit Alice, parlez-moi encore de votre maman. Alors l'enfant raconte l'odeur maternelle à l'oreille d'Alice, souffle les mots dans ses boucles dorées. La voir fâchée détruit tout le calme qu'elle m'a apporté un instant avant, quand elle a penché sur mon lit sa figure aimante, et me l'a tendue comme une hostie pour une communion de paix où mes lèvres puisent sa présence réelle et le pouvoir de m'endormir. Alice tourne son visage contre celui de l'enfant. Leurs lèvres tendrement se touchent. Encore, murmure Alice. Aussi je me promets, quand je sens approcher l'autre, de faire d'avance de ce baiser qui serait court et furtif, tout ce que je peux en faire seul, de choisir avec mon regard la place de la joue que j'embrasserais, de préparer ma pensée pour pouvoir grâce à ce commencement mental de baiser consacrer toute la minute que m'accorderait maman à sentir sa joue contre mes lèvres, comme un peintre qui ne peut obtenir que de courtes séances de pose, prépare sa palette, et a fait d'avance ce souvenir. Alice entrouvre ses lèvres, aspire les mots de l'enfant, d'après ses notes, tout ce pour quoi il pouvait à la rigueur se passer de la présence du modèle. Passe dans le couloir le bruit léger de la robe de jardin en mousseline bleue. La porte de la chambre s'ouvre. Le Lapin se redresse d'un coup. Amène sa patte devant ses yeux. La blancheur de ses longues oreilles éclate dans le rai de lumière. Alice s'est endormie, ses lèvres humides collées aux lèvres de l'enfant. Un cri. Puis le bruit léger, comme un chuintement de la soie, passe dans Le quai des brumes de Mac Orlan.



Samuel se sert un verre de vin blanc avant d'aller prendre une douche. Le feu se reflète sur les vitres de sa maison du Pont. La rivière longe son jardin. Une brume gris-bleu enveloppe une vieille barque enfoncée dans l'eau. Un cadre de vélo rouille dans les herbes. Samuel repose le verre. Toujours, sur l'étagère du milieu, ça gratte dans les Livres. Entre La peste et Les fruits d'or, l'ouvrage de Mac Orlan se gonfle d'une petite fille perdue. Fritt fritt ! Samuel grimpe sur une chaise, glisse son bras entre la planche de chêne et le haut des Livres pour inspecter entre les ouvrages et le mur. Fritt fritt ! fait Le quai des brumes. Samuel redescend. Du regard il embrasse tout le pan de mur. C'est écrit dans " Alice ", se dit Samuel, " il faut croire aux histoires ! " Samuel se dit que forcément l'âme de son Alice se promène, elle se promènera toujours ! Dans les Livres qui sont ici. Alice petite fantôme jouant dans les Livres, immortelle. " Prends cette histoire, chère Alice ! Place-la, de ta douce main, là où les rêves de l'Enfance reposent, lorsqu'ils ont pris fin, comme des guirlandes fanées, cueillies en un pays lointain. " Il jette une bûche dans le feu, inventant une nuée tournoyante de fines escarbilles, rouges et jaunes, rapides à s'élever dans la colonne d'air chaud. Il en retombe une pluie sur le toit. Déjà froides. Grises.