Résumé
Préface de Bertrand tavernier
Cahier photos
Inclut 2 scénarios inédits de CHristine Pascal
Ma chère sœur,
Voilà que j'ai passé une nuit bien blanche sans parvenir à trouver le sommeil. Je deviendrai probablement une vieillarde insomniaque si Dieu me prête vie un peu longtemps, ce qui n'est pas sûr.
Et figure-toi qu'au cœur de cette agitation nocturne, j'ai pensé à toi et à t'écrire, comme cela m'arrive assez souvent somme toute, mais cette fois, je ne diffère pas.
Je songeais à nos vies si différentes, à toutes les deux, je songeais aussi à ce livre que tu n'écris pas et à ce que tu m'avais dit l'autre jour, comme quoi tu avais peur d'être méchante si tu l'écrivais.
Et aussi à ta répugnance à écrire sans masque, sans l'alibi d'une intrigue.
Il faut débloquer, ouvrir les vannes, vomir d'abord, et plus ce sera féroce, mieux ce sera.
Si tu commences devant ta page blanche à serrer les fesses comme une fausse vierge, c'est foutu pour écrire, si tu t'évites en somme, tu n'écriras jamais rien.
Si par contre tu décides de te coltiner avec toi-même comme je l'ai fait avec ma « Félicité », de te prendre à bras-le-corps et tant pis si ça fait mal, tant pis si tu découvres au passage des horreurs que tu ne soupçonnais même pas, des haines que tu croyais avoir dominées et enfouies, alors seulement tu arriveras à quelque chose, crois-moi, je t'en prie.
C'est très important pour moi que tu arrives à écrire, je ne m'en remets pas, quand j'y pense, que tu n'écrives pas.
Écris, sois généreuse, donne, donne aux autres ton histoire ou ta version de l'histoire, arrête de te couper les ailes au bas de chaque page, n'espère pas que ce soit parfait tout de suite, pense d'abord à sortir le gros, et surtout sois méchante, sois féroce : les bons écrivains c'est ça leur marque distinctive, la férocité, ce qui fait qu'on a de la jouissance à les lire.
La férocité, c'est ce qu'il y a de mieux en littérature crois-moi, et personne ne pourra t'en vouloir de ça, qui s'appelle aussi talent.
Allez, go, promets-moi !
Ta sœurette qui t'aime,
Christine
Cette lettre, j'ai cru longtemps l'avoir perdue, car je la pensais écrite comme les autres sur ce papier jaune canari ligné que Christine utilisait pour son courrier. J'ai le chic pour perdre, voire passer par erreur ma plus belle lettre d'amour dans un destructeur de documents ; celle-là, j'y pensais souvent et craignais l'avoir jetée par erreur avec d'autres vieux papiers, mais j'ai fini par la trouver, écrite sur un gros papier blanc, alors que j'avais largement commencé ce travail de mémoire. Enfin.
Il m'a semblé évident de citer des passages, en préface, de cette supplique sororale de sept pages, qui n'a fait que m'encourager dans la ligne qui s'était imposée à moi dès le début : écrire sans frein sur ma sœur disparue, sa vie, son œuvre, mais aussi son enfance, notre enfance dépareillée, mon indifférence, mon ignorance d'elle, notre impuissance à s'entraider, à s'aimer peut-être. Et pourtant.
Relisant cette lettre, je vois que j'ai suivi tes conseils, petite sœur, je n'ai pas écrit de roman, juste des carnets de voyage et mon journal intime, mais aussi sur ta vie, la nôtre, le plus librement possible ; j'ai fait de mon mieux avec ma paresse naturelle, mon égoïste vanité, mon imbécile aptitude au bonheur, tellement protectrice, dont tu étais, je crois, privée, ce qui t'a permis d'aller où tu voulais, sans filet, au hasard des bonnes et mauvaises rencontres, à la force de ta détermination, tour à tour étoile montante, bateau ivre, inclassable personne, passionnée, exaltée dans tes nuits blanches et tes jours de gloire, abattue dans les silences de tes longs sommeils et traversées du désert.
Il était temps, donc, de te dédier ce livre...
Michèle Pascal