Résumé
"Depuis toujours, j'écris des chansons. J'ai l'habitude de condenser mes idées et mes émotions en des couplets concis et rythmés, et de les mettre en musique. L'idée d'écrire un livre ne m'avait jamais effleuré mais, parvenu à la cinquantaine, un âge qui porte sans doute à l'introspection, j'ai commencé, pour la première fois, à coucher de longs passages dont le ton et le contenu m'étonnaient et me stimulaient autant que n'importe laquelle de mes chansons. C'est ainsi qu'est né Broken Music. Dans ce livre je parle de la première partie de ma vie, de mon enfance, de mon adolescence et de mes débuts de musicien jusqu'aux premiers succès du groupe The Police. C'est une histoire que peu de gens connaissent. Je n'avais aucune envie de me livrer à un exercice autobiographique convenu, de raconter par le menu tout ce qui m'est arrivé. En fait, j'ai été attiré par l'exploration de certains moments précis, de certaines personnes et de certaines relations, de certains événements singuliers qui résonnent profondément en moi lorsque je m'efforce de comprendre l'enfant que j'étais, et l'homme que je suis devenu. Je décortique les disques des Beatles avec le même soin maniaque que je réservais jusque-là aux compositions de Rodgers et Hammerstein. Sauf que maintenant j'ai une guitare, un instrument sur lequel je peux reproduire l'enchaînement magique des accords et la trame de riffs sur lesquels sont bâties leurs chansons. Et quelles chansons! Lune après l'autre, album après album, je les apprends toutes, certain que celles qui me semblent trop difficiles au début finiront par livrer leurs secrets. Je remets des centaines de fois l'aiguille du pick-up sur les passages qui résistent à mon analyse, comme un cambrioleur penché sur la combinaison d'un coffre, jusqu'à rafler enfin le magot. Aucune matière scolaire ne mobilise à ce point mon temps et mon énergie. Je ne prétends pas avoir eu je ne sais quelle intuition de mon avenir, mais mon obsession pour la musique a quelque chose d'inhabituel, comme si mon inconscient me disait : c'est la voie du salut."
L'auteur - Bernard Cohen
Professeur à l'université de Harvard. Président de l'Union internationale pour l'histoire et la philosophie des sciences, il s'est consacré à l'histoire de la physique - notamment aux travaux de Benjamin Franklin et Isaac Newton - et à l'avènement de l'informatique.
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Sommaire
Une nuit d'hiver à Rio de Janeiro, en 1987. Il pleut. Devant l'hôtel Copacabana, le boulevard est désert, la chaussée luisante sous les lampadaires. Je suis réfugié sous un parapluie avec Trudie, ma femme. Au-dessus de nous, très haut, deux mouettes tournent inlassablement dans le vent. Dans l'obscurité, l'océan rugit, menaçant. Une petite voiture vient se garer le long du trottoir. Deux silhouettes à l'avant. La porte arrière s'ouvre, invitation silencieuse à monter. Une série de coups de téléphone des plus discrets nous a obtenu le droit d'assister à un office religieux dans une église perdue quelque part au milieu de la jungle qui enserre la ville. Nos accompagnateurs, une femme et un homme, nous expliquent qu'elle se trouve à environ une heure et demie de route. Nous n'avons pas à nous inquiéter, précisent-ils. Bien que formellement chrétien, il s'agit d'un rite syncrétique dont la liturgie se fonde sur un très ancien remède à base de plantes, l'ayahuasca, réputé inspirer des visions tout à fait extraordinaires. "Est-ce la première fois que vous buvez le végétal?", me demande un docteur dans son anglais scolaire. Nous devinons qu'il s'agit là du fameux philtre, l'ayahuasca – je présume que c'est le nom originel en indien. "Oui, la première". Quelques regards entendus autour de nous, puis quelqu'un remarque gravement: "Tout va bien se passer". Et nous ne pouvons qu'opiner du chef, en luttant contre l'appréhension. [...]Il y a désormais plus de deux cents personnes dans la salle. Cinq ou six chaises à haut dossier ont été installées autour de la table. Le silence s'établit quand une demi-douzaine de personnes entrent et s'y rendent en une procession qui se veut solennelle. Ce sont les maîtres de la cérémonie qui va commencer. On nous explique que le haut de la table est occupé par un officiant venu du nord, de Manaus, qui va diriger l'office. [...]Au milieu de la table, il y a un grand vase empli d'un liquide brun, épais, à l'évidence le breuvage mythique sur lequel je me suis documenté depuis si longtemps, l'ayahuasca. L'officiant nous invite à rejoindre la queue qui a commencé à se former dans la travée. Je renifle discrètement: l'odeur n'est pas merveilleuse, non plus. "Quoi, on va avaler cette mélasse?", me dis-je en moi-même; "il faut que nous soyons complètement fous!" N'en menant pas large, j'essaie de repousser l'idée que nous pourrions être confortablement installés au bar de l'hôtel à cet instant, à siroter de la caipirinha, et à nous laisser prendre par le rythme de la samba. Nous échangeons, ma femme et moi, le regard désespéré de deux amants qui s'apprêtent à sauter ensemble d'une falaise. La salle s'emplit peu à peu d'un hymne en portugais. Comme je suis incapable de m'y joindre, je me contente de marmonner un " Que Dieu soit avec nous!" qui n'est qu'à moitié facétieux. "Bon, cul-sec!", chuchote Trudie, toujours pince-sans-rire. Je me débrouille pour engloutir le contenu du gobelet d'un seul coup, et quand je relève les yeux, je constate avec une certaine satisfaction que ceux qui m'ont imité n'ont pas l'air de trouver l'expérience formidable non plus: chacun grimace, fronce les sourcils, s'empresse de sucer les quartiers de citron ou les bonbons qui ont été distribués pour combattre cet horrible arrière-goût. Avec un orgueil de mâle assez ridicule, je refuse ce subterfuge alors que Trudie ne fait pas tant de manières. [...]Appelée aussi yaje, "le vin de l'âme", ou "la racine du mort", pour ne citer que deux de ses nombreuses dénominations, cette décoction vieille de plusieurs milliers d'années est au cœur du développement des rites et des philosophies du bassin amazonien. De mes lectures, j'avais glané que l'ayahuasca s'obtient à partir de deux plantes locales. J'avais aussi vérifié dans mes recherches que son utilisation est formellement autorisée par la Constitution brésilienne, qu'elle ne produit pas d'accoutumance mais qu'elle agit puissamment sur l'organisme. Je suis venu au Brésil en tournée. Dans quelques jours, je donnerai le plus grand concert de ma carrière en solo: deux cent mille personnes empliront le stade Maracana à Rio, apogée de mon succès en Amérique du sud. Mais il s'agira aussi d'un hommage funéraire car mon père est décédé peu de temps auparavant, suivant ma mère dans la tombe à quelques mois de distance. Pour des raisons qui m'appartiennent et que je me refuse à disséquer, je n'ai pas assisté à leurs obsèques, ni cherché de consolation auprès de l'église. Mais il n'est pas rare qu'un être endeuillé se tourne vers la religion, la psychanalyse, la méditation, voire le spiritisme, et bien que profondément agnostique, je reconnais en moi un besoin de communication spirituelle, d'une expérience qui puisse m'aider à accepter que la tragédie de la mort n'est pas une impasse définitive, qu'il existe un "dessein" plus vaste. J'ai du mal à pleurer mes parents. Leur disparition m'a durement affecté et cependant, je me surprends à combattre la réaction normale à cette douleur, à rejeter l'apaisement que le processus de deuil peut apporter. Sans verser une larme, je me sens solitaire, figé en moi-même, perdu. Et c'est pourquoi je me suis dit que ce rituel brésilien, suivi dans l'authenticité, sera peut-être en mesure de me faire accéder à une meilleure compréhension de ce qui est arrivé à mes parents, comme de ce qui se passe en moi.J'ai brièvement tenté certaines drogues douces, certes, mais d'après ce que j'ai lu, cela n'a rien à voir avec le recours à l'ayahuasca, une expérience hautement significative, susceptible de changer l'existence d'un individu. [...]Les premiers signes indiquant que la potion commence à faire effet sont là: une vibration aiguë dans ma tête, comme un sifflet à ultrasons, et je sens mes lèvres s'engourdir, la température de mon corps tomber de plusieurs degrés. Les frissons commencent, montant de mes pieds par vagues successives, de plus en plus fortes, et bientôt je tremble violemment, sans vraiment savoir s'il s'agit d'une réaction de peur ou si c'est à cause du froid qui s'est emparé de moi. Je suis assez conscient pour résister à la panique mais la nausée étreint ma gorge, descend dans mon estomac où elle s'agite tel un serpent cherchant à s'échapper. Pour ne pas vomir, j'agrippe les bras de ma chaise, je respire à fond. Une force indomptable me parcourt tout entier, n'épargnant aucune veine, aucune artère, aucun ligament. Mes doigts s'agitent, mus par une volonté qui n'est pas la mienne. Le goût affreux qui reste dans ma bouche est celui de la terreur, d'une révérence affolée envers la puissance chimique qui s'est emparée de moi et dont l'immensité me confond. Alors que cet orage intérieur me secoue, les roulements de tonnerre reprennent au dehors, bien réels ceux-là, avertissement menaçant venu du ciel. Je me tourne vers Trudie. Elle parait endormie mais ses yeux bougent sans cesse sous ses paupières et elle a les sourcils froncés par la concentration. Je murmure: "Mon Dieu, protège-nous!", et cette fois il n'y a plus aucune ironie dans cette invocation. [...]Les visions se succèdent en spirales miraculeuses, en constructions géométriques qui se métamorphosent sans cesse, tourelles, tunnels, tourbillons, grottes... Leur netteté, la vibration électrique des couleurs appartiennent à un autre univers et pourtant je suis de retour dans la même salle dès que j'ouvre un œil. Il ne s'agit pas d'hallucinations, de mirages, mais d'un monde à part qui se réfléchit à l'intérieur de mes paupières, aussi réel que l'autre, où le son est lumière, la lumière couleur, la couleur géométrie – un ensemble de formes qui suscitent des souvenirs, des récits, des émotions, lesquels renvoient à ma propre existence mais aussi, très mystérieusement, à d'autres vies. Ou bien je rêve, ou bien je suis mort. Je me trouve dans un bombardier au-dessus d'une ville incendiée en pleine nuit, et dans une chaloupe dérivant sur une mer grisâtre, et dans une bataille dont l'artillerie est l'orage qui gronde au-dehors. Enfoncé dans une tranchée boueuse, avec quelqu'un que j'entrevois seulement à la périphérie de ma vision, une ombre presque, et que j'appelle "mon camarade". D'autres formes humaines sont discernables plus loin. Les départs d'obus font trembler le sol sous nos pieds. Les "autres" sont de toutes jeunes recrues, habillées de treillis trop grands, le casque couvert de terre, qui frissonnent dans la fosse humide. Je secoue la tête pour repousser cette image effrayante et brusquement je suis dans ma ville natale, au nord de l'Angleterre: je suis un petit garçon qui contemple des centaines de noms gravés en colonnes dans la pierre, surveillé par deux sentinelles en bronze délavé, tête baissée sur un tas de fusils abandonnés. Ma main d'enfant touche un pied de métal, et se contracte sous le froid. Le tonnerre et la canonnade se poursuivent. Je suis à nouveau dans la tranchée, avec le camarade, regardant ceux qui se préparent anxieusement à une sortie, en file indienne. Quelqu'un est secoué par une quinte de toux interminable. J'ai l'intuition que c'est mon compagnon qui va donner le signal de l'assaut, du plongeon dans le danger, dès que les canons se tairont un instant. Je sens la peur dans ma bouche, aussi âcre et révoltante que le liquide que je viens de boire. Soudain, un grand silence se fait. Tous les visages sont tournés vers le camarade mais je n'arrive toujours pas à le voir distinctement. Un sifflet retentit au loin, à moins que ce ne soit l'appel d'un oiseau de nuit dans la jungle. L'officiant chante toujours, merveilleusement, mais avec quelquefois une sorte de décalage, une rupture d'un quart de ton qui produit une sombre inquiétude, une impression surnaturelle. Je sens qu'à côté de moi le camarade est devenu aussi rigide et immobile que les deux statues de bronze, les doigts crispés sur le sifflet. "Allez, merde, sergent, donnez le signal!", crache une voix furieuse, ce qui provoque d'autres protestations dans la rangée de silhouettes: "Putain, on y va, sergent!" Ils ont l'air pressés de tuer ou de se faire tuer, et brusquement je me dis que certains d'entre eux ont surtout peur d'être pris pour des lâches, de ne pas rejoindre cette tradition de cruauté qui, de génération en génération, est aussi ancienne que l'Histoire. "On y va, bordel de bordel?" Mais personne ne bouge et en surface, les obus reprennent leur vacarme, et je sais qu'ils répandent la mort sur la ligne de front car nous entendons des hurlements de colère, des cris d'agonie. Le camarade reste silencieux, alors nous demeurons dans la très relative sécurité de la tranchée. Je suis perplexe, et furieux aussi. Qu'est-ce que je fabrique là-dedans, moi? J'ai l'impression d'avoir échoué dans un théâtre virtuel, une répétition du réel. Ou dans un cauchemar éveillé dont il est impossible de se sortir. Il est clair que les ombres autour de moi courent un danger mortel. Elles dégagent une frayeur palpable, qui induit une monstrueuse claustrophobie. En même temps, j'ai la désagréable impression d'être la cause de cette terreur, et aussi d'avoir été sommé de m'aventurer là, au cœur de mes angoisses les plus secrètes. Je sais que rien de fatal ne va m'arriver, que je suis soumis à une sorte d'épreuve. Mon cerveau bout de questions auxquelles je ne peux répondre, je suis tellement sidéré par la clarté de ces images que je suis incapable de prononcer un seul mot, ni de m'extraire de cette réalité qui n'est pas la mienne. Par-dessous ces visions, cependant, il y a des niveaux de perception qui observent, commentent, analysent, et d'autres encore, plus profond, à l'infini. Mais pas de réflexion objective, de celles qui permettent de raisonner face à un danger réel ou imaginaire. Là, la mécanique de la pensée conduit sans cesse à prouver que tout n'est qu'apparence, que la soi-disant réalité est une vue de l'esprit, un constat qui, j'imagine, n'est pas loin de la démence. Dans ce contexte inédit, j'en viens forcément à remettre en cause mon existence privilégiée, ma vie au sein d'un univers formé d'amis, de collègues, de proches. Toute existence se fonde sur un consensus tacite, la reconnaissance conventionnelle d'une frontière entre ce qui est réel et ce qui ne l'est pas. Et je dois sans doute me trouver à ce point de passage, maintenant, dans une église tropicale bondée mais aussi dans une tranchée fétide. C'est la sensation qu'éprouvent certainement ceux qui sont à l'article de la mort. Perplexité et peur. Comme toutes les espèces vivantes, la nôtre porte sa destruction inscrite dans son code génétique. La différence, c'est que nous en avons conscience, nous. Comment apprendre à mourir dans la dignité, avec courage et résignation ? Et pourquoi vivre dans la crainte abjecte de ce qui est réglé d'avance? Jusqu'à quel point étaient-ils prêts à leur instant final, mes parents? Et moi, d'ailleurs? Franchement, je ne le suis pas du tout. Et je soupçonne que c'est pour cette raison que je me retrouve dans cette tranchée abominable. Parce que je dois apprendre quelque chose. [...]Maintenant, je suis le témoin invisible devant une cour martiale. Entouré par deux soldats, le camarade répond à un interrogatoire mené dans un jargon juridico-militaire d'une précision horrifiante, que j'ai peut-être lu ou entendu dans un film, sans en avoir le souvenir. À la lecture de la sentence, il ne manifeste aucune émotion. Je tourne la tête. Nous sommes dans un champ glacé, à peine éclairé par la lumière grise du petit matin. Un peloton d'exécution est vaguement aligné devant nous. Les hommes semblent être là contre leur gré, certains bronchent comme des chevaux rétifs dans l'air froid, leur souffle formant de brefs nuages de condensation. En les regardant plus attentivement, je reconnais les visages des garçons regroupés dans la tranchée. Ils portent le fusil à l'épaule quand l'ordre de mettre en joue perce le silence accablé. Je frissonne, certain qu'ils vont tuer celui qui leur a sauvé la vie. La scène est figée comme un tableau. Et je suis son témoin. Le chant de l'officiant atteint une coda funèbre. Je sens mes yeux s'emplir de larmes. Je sanglote, en silence d'abord, puis bruyamment. Derrière le sel corrosif qui coule de mes paupières, toutes les couleurs virent au rouge sang. Le temps passe. Je suis dans le ventre de ma mère. La mélopée du "mestre" devient la voix de mon père. Pourquoi serais-je étonné que ce moment d'accablant désespoir, cette tragédie de la trahison ait conjuré la mémoire de cet être tourmenté, inaccessible, et celle de ma mère, triste et belle? Il était un fringant soldat tout juste rendu à la vie civile et elle une mariée adolescente, une beauté détruite par sa fragilité, emportée par un cancer du sein à cinquante-trois ans, suivie par son mari quelques mois plus tard, à cinquante-sept. J'étais la perle des yeux verts de ma mère, mais aussi l'épine plantée dans le pied de mon père. Et nous avons des comptes à régler, et c'est pourquoi nous nous sommes retrouvés dans cette nef aux étranges échos qu'est ma mémoire. À nouveau, comme toujours, je suis environné de spectres....
Caractéristiques techniques
PAPIER | |
Éditeur(s) | Robert Laffont |
Auteur(s) | Bernard Cohen |
Parution | 13/05/2004 |
Nb. de pages | 300 |
Format | 15 x 24 |
Couverture | Broché |
Poids | 470g |
EAN13 | 9782221101735 |
Avantages Eyrolles.com
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