Résumé
Aux dires d'Élisabeth Jacquet, ce livre partait comme un roman : « Cédant au narcissisme contemporain et tapant un jour son nom sur un moteur de recherche, mon héroïne avait vu son existence virtuelle supplantée par celle d'une femme du temps passé, mieux référencée sur les moteurs de recherche. » Cette femme, c'est Eva Gonzalès (1849-1883), amie et seule élève de Manet, auteure d'une œuvre peinte trop tôt interrompue par la mort et, sinon héroïne contemporaine, du moins jeune femme moderne. Bien digne de cette étrange genèse, l'ouvrage adopte une forme singulière où se mêlent monographie, enquête biographique, roman et autobiographie.
De fait, l'image de cette artiste femme dans un milieu d'hommes, peinte par Manet puis se peignant elle-même, offre à l'auteure le reflet mi-concret, mi-fantasmé d'une vie et d'une époque à l'aune desquelles elle peut dès lors appréhender la spécificité des siennes. Face aux tableaux et aux documents, c'est avec sympathie que le regard de romancière d'Élisabeth Jacquet se porte sur tout ce qui fait signe : expressions du visage, postures du corps, habillement, lieux et objets. Pour finir, de telles observations bien senties - par exemple - sur la relative claustration d'une peintre dont les confrères se tournaient de plus en plus vers le dehors, contribuent à éclairer son statut de femme non moins que son œuvre d'artiste : « La rue : masculin. L'architecture : masculin. La gare : masculin. [...] Le salon : féminin. L'intérieur : féminin. Le balcon : féminin. »
Sa méthode n'empêche donc pas, bien au contraire, le livre d'Élisabeth Jacquet de proposer une reconstitution approfondie et salutaire de la figure d'Eva Gonzalès en son époque. Quoique cette reconstitution gravite bel et bien autour de quelques autres personnages récurrents non moins finement portraiturés - Manet et Berthe Morisot, bien sûr, mais également la famille et le mari de l'artiste, qui formaient son cercle le plus proche -, elle n'en néglige pas pour autant un contexte historique, intellectuel et artistique plus large, et se hisse de la sorte au rang d'une vraie contribution à l'histoire de l'art.
S'il est cependant un point où l'ouvrage d'Élisabeth Jacquet se singularise entièrement, c'est cette forme kaléidoscopique, éclatée et ouverte, intégrant clichés numériques et captures d'écran, qui tâche d'épouser au plus près les heureux hasards de la recherche. De fait, tout l'ouvrage est traversé par une question dont il semble presque être le fruit : comment regarder les œuvres d'art à l'heure de leur reproductibilité technologique ? comment rendre compte à travers notre prisme contemporain d'une sensibilité façonnée par des normes si différentes ? qu'est-ce qui résiste et relie, et justifie pareille tentative ? - Ce livre, dans sa forme même, essaie une réponse.
Ce texte est à l'origine d'une exposition autour d'Eva Gonzalès qui se tiendra au musée
de Dieppe à l'été 2020 dans le cadre du Festival Normandie Impressionniste.